De l'autre côté des montagnes · Kevin Canty
mardi, avril 10, 2018
Ceux qui me connaissent le
savent: je suis une inconditionnelle de la collection «Terres d’Amérique». Mes déceptions se comptent sur les doigts de la main. Il était évident que j’allais me garrocher
sur le roman de Kevin Canty dès que j’en aurais la chance. Ce que j’ai fait.
Silverton, dans l’Idaho, en 1972. Une petite ville ouvrière, dont la mine d’argent fait
vivre la population. Ici, tout le monde se connaît. Le
destin des hommes est tracé d’avance. «Un
pick-up et une jolie femme, une bière pression et un schnaps à la menthe,
l’église le dimanche.» Le destin des femmes l’est tout autant: épouse et mère, avec un petit boulot à côté. Pour ceux qu’un autre
chemin intéresserait, ce n’est pas gagné.
Lorsqu’un incendie éclate dans la mine, c’est toute la communauté qui est ébranlée. Près de cent hommes y passent. Lyle et Terry seront pris au piège jusqu’à ce qu’ils soient secourus. Les survivants et leur famille, étourdis, se dépêtrent avec
leur chagrin, leur culpabilité, leur récrimination. Au cœur de cette communauté
tissée serrée, les uns s’enfoncent dans la noirceur, les autres tendent vers une éclaircie, mais chacun reste marqué d’une grosse cicatrice.
Par quel bout je vais commencer? Le positif et les points forts d’abord. La construction du roman m’a ravie. Ce n’est pas un secret: j’aime les romans choral(s). (Quelqu’un peut me dire comment on accorde ça?) Kevin Canty entremêle avec beaucoup de doigté les trajectoires de trois personnages.
David fréquente un collège à Missoula, dans le Montana. Il tente d’échapper à une vie tracée d’avance. Il couche à l’occasion avec Vivian, sa prof de piano depuis le lycée. En essayant de vivre dans deux mondes, il ne s’inscrit dans aucun des deux.
Lyle a pris sa retraite,
mais il est retourné travailler à la mine. Plus par désoeuvrement que par
nécessité. Avec la sécurité sociale et ses 280 000$ à la banque, il pourrait se la couler douce. Mais la mine a trop d’emprise sur lui. Il boit
et fréquente le bordel du coin, continue à se ruiner la santé et à mettre sa
vie en danger.
Ann, vingt-deux ans, est caissière dans un supermarché et mariée à Malloy. Elle veut
un enfant. Les visites à la
clinique de fertilité n’ont rien donné. Elle passe sa vie à fantasmer sur une
autre vie. Elle a plusieurs fois pris l’autoroute avec l’intention de bifurquer
vers Seattle, mais elle ne l’a jamais fait.
Autour de ces personnages gravitent parents, amis et collègues.
Des hommes esquintés qui travaillent sous terre. Des
femmes frustrées. Et l’alcool, toujours, comme remède.
L’écriture de Kevin Canty est sobre et naturelle, sans effets de style, allant droit à l’essentiel. Il décrit bien les conséquences, autant intimes que collectives, de la tragédie. Il décrit aussi magnifiquement bien les visages usés des mineurs, les corps cabossés, les décennies de crasse imprégnée dans la peau. Il exprime avec une grande justesse la routine et les frustrations inassouvies.
L’écriture de Kevin Canty est sobre et naturelle, sans effets de style, allant droit à l’essentiel. Il décrit bien les conséquences, autant intimes que collectives, de la tragédie. Il décrit aussi magnifiquement bien les visages usés des mineurs, les corps cabossés, les décennies de crasse imprégnée dans la peau. Il exprime avec une grande justesse la routine et les frustrations inassouvies.
J’en viens aux irritants. Des irritants personnels, je tiens à le préciser. De
ceux qui ne remettent aucunement en question la grande qualité du roman, mais qui
m’ont, moi, fait déchanter.
Tous les personnages m’ont semblé sortir du même moule: celui des
insatisfaits qui hésitent constamment et souffrent de dépendance affective. Chacun, à sa
façon, branle dans le manche: prendre sa retraite ou non, quitter la ville ou
non, poursuivre ses études ou non, etc. Y’a pas moyen d’arrêter de penser et de
se brancher? Il y a comme un manque de mordant et de vigueur chez ces personnages.
J’ai eu l’impression agaçante que trop de boucles ne se sont pas bouclées. Qu’adviendra-t-il de la mine et des mineurs? Pourquoi Lyle reste-t-il si longtemps à l’hôpital et se retrouve-t-il soudain dehors? Qu’adviendra-t-il des jumelles? La soeur de Ann ira-t-elle vivre à Seattle? Lyle changera-t-il ou non de vie? Et j’en passe... Inaboutissement ou désir de rester dans le vague?
Autre irritant: j’ai
horreur lorsqu’un auteur fait une fixation sur une partie du corps féminin.
Ici, ce sont les seins. Un exemple parmi d’autres: «De
seins se pressent contre lui, de gros nichons aux tétons durcis dans un
soutien-gorge rigide, ou doux et élastiques, écrasés contre son visage. Ils le mettent
au supplice, dressés vers lui, glissant sur sa peau.» Ici, tous les hommes du patelin bandent pour les
seins. Ça me semble suspect et réducteur. Ah oui, toutes les femmes font des
pipes. Mais aucune n’en a vraiment envie, aucune n’y trouve son compte. En
somme, le sexe est triste.
Le roman de Kevin Canty a le mérite de m’avoir permis
de réaliser une chose: si j’éprouve un attachement sans borne pour les romans dont
l’humanité prend aux tripes, de ceux qui mettent en scène des laissés-pour-compte et des cabossés
de la vie, j’aime ceux qui s’assument ou qui tentent de s’en sortir. Les complaisants, les râleurs qui se roulent dans la
fange de leur malheur et jouent les victimes m’hérissent le poil. Dans la fiction, comme dans la vie.
Au final, mes irritants personnels l’auront emporté
sur le plaisir de lecture. Dommage.
De
l’autre côté des montagnes, Kevin
Canty, trad. Anne Damour, Albin Michel, «Terres d’Amérique», 258 pages, 2018.
★★★★★
J’ai lu ce roman dans le cadre du challenge: 50 États en 50 romans (État de l’Idaho).
12 commentaires
Oh zut ! bizarre toutes tes "questions sans réponse" moi ça ne m'a absolument pas gêné de les quitter ainsi à la fin du roman ! Et pour ton autre bémol, sur ces personnages qui se complaisent au lieu d'essayer de vouloir s'en sortir - je suis surprise ! car généralement ça m'embête moi et pas toi (vu les romans que tu aimes avec ces paumés!)
RépondreSupprimerje trouve ça fort amusant car ça ne m'a pas gêné dans ce roman (ils font avec ce qu'ils ont, et quelle autre solution ? à part David et ses études...) mais ça m'a beaucoup gêné dans un roman que tu m'as offert et que j'ai lu et donc j'ai écrit la chronique ! je la publie vendredi du coup - et lui, aussi, il se complaît dans sa tristesse... LOL
Comme quoi on ne peut pas toujours être sur la même longueur d'ondes!
SupprimerJustement, dans les romans que j'aime avec «ces paumés», il y a toujours une envie sincère de s'en sortir ou encore d'assumer leur sort. Ici, j'y ai trouvé une certaine complaisance. Ils ont le cul entre deux chaises. Ils peuvent faire des choix, mais ils hésitent à bouger.
Je me doute fort de quel roman offert tu parles. Et si tel est le cas, il ne se complaît pas dans la tristesse!
Tout à fait pour moi ! Aime-je le sexe triste ? :-)
RépondreSupprimerMais justement, je suis en train de lire aussi un « Terres d’Amérique », une collection qui ne m'est au final pas si familière... Willy Vautlin, "Motel Life". Et le début est prometteur.
En attendant, je note ce passage de l'autre côté des montagnes, je sens que ce détour dans l'Idaho pourrait me convenir...
En rédigeant ce paragraphe, j'ai justement pensé à toi en voulant préciser qu'il y a un bison qui aimerait précisément ce roman pour cette raison!
SupprimerJe sens aussi que ce détour pourrait te convenir!
Ah, Willy Vautlin. J'adore cet auteur (l'homme aussi!) Ce sera ton premier?
Dans ma pal celui-ci. Et comme je suis facilement irritable en ce moment, je vais le laisser encore quelque temps de côte ;)
RépondreSupprimerTu me fais trop rire, toi (et ton irritabilité)!
SupprimerJe n'ai pas l'impression que c'est avec ce roman que tu te remettra en selle!
Je suis restée en dehors de ce roman, pas forcèment pour les mêmes raisons que toi, mais finalement je te rejoins sur bcp de choses (et notamment sur l'auto-complaisance du statut de victime !) Je pensais que tu allais adorer comme Electra, et finalement, ça me rassure un peu de voir ton billet plus nuancé...je le relirai sans doute plus tard, pour voir si mon avis change !
RépondreSupprimerJe me souviens bien de ton billet. J'avais hâte de voir si je pencherais plus de ton côté ou plus de celui d'Electra. Je crois que c'est clair!
SupprimerUn roman sur la mine..je préfère rester sur le Chalandon...que j'avais bien aimé.
RépondreSupprimerBon et bien vivement un autre "Terre d'Amerique" que tu repartes du bon pied...Il doit t'en rester quelque uns non lus chez toi :-)
Sur ce thème, même s'il est tiré par les cheveux de comparer des pommes et des bananes, j'ai de loin préféré le Chalandon.
SupprimerIl me reste plusieurs «Terres d'Amérique» sous le coude. Mais là, j'ai eu envie de revenir vers Larry Brown et j'ai très bien fait!
Comme tu le sais, c'est un livre que j'ai aimé, mais je te rejoins sur la fin trop brutale et ouverte...j'aurais voulu avoir le fin mot des multiples histoires qui se sont tissées dans ce roman, et malheureusement on reste sur notre faim avec la fin!
RépondreSupprimerJe sais que tu l'as aimé. Beaucoup plus que moi , en tout cas!
SupprimerCette fin peut plaire à certains, avec l'ouverture qu'elle apporte.
Mais on dirait que nous, nous préférons les fins bouclées!