Les moissons funèbres · Jesmyn Ward
jeudi, septembre 06, 2018
Bois sauvage, le premier roman
de Jesmyn Ward, m’a retourné le cœur. Depuis, j’ai fait une belle place, dans
ma bibliothèque, à ses bouquins. Ligne de
fracture m’attend et la traduction de Sing,
Unburied, Sing s’en vient. J’ai pris Les
moissons funèbres pour son côté autobiographique, histoire d’en apprendre
un peu plus sur l’auteure et sur son parcours.
À DeLisle,
Mississippi, les hommes tombent comme des
mouches. Entre 2000
et 2004, Jesmyn Ward a perdu cinq jeunes hommes avec lesquels elle a grandi. Le
premier en date: son frère
Joshua. Overdose, accident, suicide, fusillade. Pourquoi la mort plane-t-elle au-dessus de
leur tête? C’est simple: ils sont noirs, ils vivent dans le Sud, ils sont
pauvres. Faut pas chercher plus loin. Des existences
damnées.
Il n’y avait
pas grand-chose à faire dans le
Deep South. Les perspectives d’avenir se terminent
souvent en cul de sac. Le chômage est endémique, la pauvreté colle au talon, le
décrochage scolaire devient la norme et les inégalités sociales sautent à la
gorge. Sans parler des ouragans qui dévorent tout sur leur passage. Désabusés, sombrants dans le désespoir, les jeunes lèvent le coude et se perdent dans les lignes blanches.
Je grimpai les escaliers et trouvai la
porte de leur appartement entrouverte. L’appartement était sombre; au mur
étaient accrochées des œuvres d’art en velours et en verre strié de veines de couleur
qui paraissait marbré. L’amie de mes parents était assise avec un couple de
Blancs à la petite table de la cuisine. Au milieu de la table était posé un
miroir, face réfléchissante vers le haut. L’homme était en train de faire
glisser une lame sur sa surface pour diviser une poudre blanche en plusieurs
lignes. Il se pencha et renifla comme s’il voulait retenir sa morve de couler.
Ses cheveux lui tombaient sur le visage. L’amie de mes parents leva alors la tête
et me vit dans l’embrasure de la porte. «Mimi, rentre à la maison», dit-elle.
Je rentrai. Je ne savais pas ce qu’ils faisaient. Je ne savais pas que je
venais d’assister à un rituel auquel se livraient les adultes quand ils étaient
pauvres, acculés et au bord du pétage de plomb, pour tenter de s’extraire d’eux-mêmes.
Je ne savais pas que cette pratique poursuivrait aussi ma génération jusqu’à l’âge
adulte.
La jeune Jesmyn
a su tirer son épingle du jeu. Elle est la seule de la famille à avoir
quitté la maison pour poursuivre des études supérieures. Elle a lutté, s’arc-boutant contre la pauvreté, mais aussi contre le racisme insidieux de ses
camarades de classe. Elle en a bûché un coup et ses efforts ont porté fruit.
Dans ce vibrant
hommage, Jesmyn Ward revient sur son enfance en un tableau sans complaisance ni
apitoiement. Ses souvenirs alternent avec
les éloges funèbres consacrés à chacun
des disparus, de leur enfance jusqu’à
leurs derniers jours. L’image qui s’en dégage, portée par une écriture sans fard, est celle d’une douleur térébrante, mais aussi d’un amour indicible, viscéral, pour la famille et les
amis, et pour ce Mississippi si impitoyable. Une lecture douloureuse, mais nécessaire.
À lire, l’excellent billet d’Electra.
À lire, l’excellent billet d’Electra.
Les moissons funèbres,
Jesmyn Ward, trad. Frédérique Pressmann, Globe, 268 pages, 2016.
★★★★★
10 commentaires
Je passe mon tour...
RépondreSupprimerDommage! Mais je peux comprendre (un peu!).
SupprimerJamais lu Jesmyn Ward mais c'est vraiment tentant! tu me conseilles lequel? celui-ci ou Bois sauvage d'abord?
RépondreSupprimer"Bois sauvage" d'abord. Et pour le style et pour l'histoire.
Supprimer"Les moissons funèbres" a un style plus classique.
J'avais déjà noté Jesmyn Ward dans mes auteures à découvrir après avoir lu ta chronique de Bois sauvage. Je la souligne d'un trait après ce billet-ci ! Le roman d'abord. Je pense ne pas tarder à le lire !
RépondreSupprimerOui, le roman d'abord. "Bois sauvage" demeure pour moi une aventure livresque inoubliable.
SupprimerConseil avisé: lis quelques pages avant de te le procurer. Si tu apprécies le style, tu vas adorer le roman. Sinon, vaut mieux pas te lancer!
Je viens d'aller relire le billet d'Electra et mon commentaire qui date de juin 2017 qui disait que je devais le lire après le Gaines! C'est raté!
RépondreSupprimerEt dire que Bois Sauvage est dispo à ma biblio! Mais pour le moment je dois lire des livres pour un juré, donc ça attendra encore un peu!
Mieux vaudra tard que jamais.
SupprimerNos listes d'envies s'allongent dangereusement!
toujours pas lu. Il m'attend pourtant...
RépondreSupprimerQu'est-ce que tu attends, punaise? Son nouveau roman paraît cet hiver. Je m'en lèche d'avance les babines!
Supprimer