Le poids du monde et Créatures du hasard
mercredi, octobre 24, 2018Une semaine livresque fructueuse vient de s’achever. Après la claque, les douces anecdotes. C’est parti!
LE POIDS DU MONDE – DAVID JOY
Ma première rencontre avec
l’univers de David Joy a eu lieu en 2016, avec Là où les lumières se
perdent. Ce roman m’avait laissé une très forte impression. Je m’en souviens encore, comme si je
l’avais lu hier. Aussi, j’attendais son deuxième roman sur la pointe des pieds et... la marche était
haute. Mes appréhensions étaient
infondées. Le poids du monde résonne aussi fort.
Ça se passe à Little Canada, un bled paumé situé en Caroline du Nord. Aiden et Thad sont amis comme
cochons depuis l’enfance. Aiden est seul au monde, orphelin, sans
frère ni soeur. Il vit avec Thad dans un
vieux mobile home cabossé, à deux pas de la maison d’April, la mère de
Thad. Une chance que Thad est
là pour Aiden. Être là, c’est vite dit. Depuis qu’il est rentré
d’Afghanistan, il n’est plus le même. Lorsqu’il n’est pas gelé comme une balle,
les images de la guerre viennent le hanter. April, elle, met tout en oeuvre pour
quitter ce lieu maudit. Ils en arrachent, chacun à leur façon. Si Aiden
et April tentent désespérément de garder la tête hors de l’eau, Thad, lui,
s’enfonce de plus en plus profond. Ils n’ont rien à perdre. Aussi bien foncer et prendre des risques. Si certains parviendront à s’échapper de leur puits sans
fond, d’autres s’y noieront. C’est presqu’écrit dans le ciel.
Le rural
noir, ce n’est pas ce qui manque ces temps-ci dans le paysage littéraire. Et ce
n’est pas ce qui manque chez madame Couette. À force, je commence à faire la
fine bouche. Avec Le poids du monde, j’ai trouvé chaussure à
mon pied. Le deuxième roman de David Joy plonge dans la grosse misère
– psychologique, affective, sociale. L’atmosphère est noire, d’un
noir abyssal, sidérant. La scène d’ouverture, d’une violence inouïe, met la
table. Comme
dans Là où les lumières se perdent, il n’y a rien
de pastel, ici. Les personnages
de David Joy se démènent pour garder la tête hors de l’eau. La vie ne
leur a jamais fait de cadeaux et ce n’est pas prêt de changer. Même si l’amitié est tricotée serré, la
loyauté vacille et la solitude est viscérale.
Elle bougea la tête jusqu’à ce qu’elle trouve une position confortable et
demanda: «Et si tu pouvais avoir tout ce que tu voulais sur terre, qu’est-ce
que tu choisirais, mon chou?» Il ne répondit pas immédiatement, et elle ne
tarda pas à rêver. «Une famille, dit-il finalement. Une famille.» Mais elle
dormait déjà et ne l’entendit pas.
David Joy parvient à
extraire l’humanité enfouie tout au fond de ses personnages. Le regard
qu’il porte sur ce qui l’entoure est empreint d’une bienveillance qui attise
l’empathie. Porté par des personnages forts, incarnés, terriblement
humains, Le poids du monde m’a bouleversée.
David Joy décrit, sans tomber dans le
misérabilisme, des rapports humains complexes, tendus. L’implacable et
désespérante réalité des Appalaches est servie par une écriture sobre, sans éclat superflu. L’atmosphère rurale en devient tangible: les montagnes, les
chemins de terre sinueux, la poussière et la rouille. Un roman âpre et abrasif. Une
histoire de paumés magnifiques comme je les aime. Beau et douloureux.
Le poids du monde, David Joy, trad. Fabrice Pointeau,
Sonatine, 320 pages, 2018.
★★★★★
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CRÉATURES DU HASARD – LULA CARBALLO
Le premier
roman de Lula Carballo m’a pris par surprise. Je ne savais pas à quoi m’attendre
et c’est tant mieux. J’ai plongé dans Créatures de hasard à
pieds joints.
Ça se passe
dans une petite ville d’Amérique du Sud. Peut-être en Uruguay. Ça pourrait
aussi se passer dans n’importe quel quartier populaire. Une gamine parle. Du
haut de ses neuf ans, on peut dire qu’elle n’a pas froid aux yeux. Cette «petite bête aux
cheveux emmêlés, aux ongles sales, aux dents cariées et au ventre vide» noie
les fourmis, croque les cafards et écrase les escargots. Elle monte aux arbres
et évite les lignes de trottoirs. Mais surtout, elle porte un regard vif et tranchant sur les «femmes de sa vie»: sa grand-mère flamboyante, sa
tante sauvage qui couve la corde à linge, l’autre qui fouille les poubelles et
entasse tout dans sa petite demeure, l’autre encore qui est guérisseuse. Et la mère,
une infatigable madame Blancheville. Une
belle brochette de femmes aux reins solides.
La gamine
désosse son quotidien, révélant au passage l’anguille sous la roche, celle qui gangrène leur vie: le jeu. Gratteux, roulettes ou machines à sous aimantent les
femmes du clan. La chance leur sourit
rarement, expliquant le frigidaire souvent
vide et les ventres creux.
Si,
d’entrée de jeu, la forme de Créatures du hasard m’a
désarçonnée, j’ai rapidement pris plaisir à tourner les pages. Autofiction?
Récit par fragments? Qu’importe. Les étiquettes me semblent superflues,
ici. Plutôt qu’une intrigue classique, linéaire, les anecdotes s’enfilent
comme les perles d’un collier. Les lieux, les odeurs, les couleurs
prennent vie. Une
lumière éclatante et singulière transcende ce
quotidien qui tire le diable par la queue. Des photos, égrenées ici et là, viennent donner du poids aux
souvenirs émiettés.
Lula Carballo brode le destin d’une gamine dégourdie entourée de trois générations de femmes. Entremêlant leurs histoires avec un doigté de maître, elle dresse un portrait vibrant de son bout de terre et de ceux qui l’habitent. J’ai lu Créatures du hasard d’une traite, comme si je regardais un album de photos: l’oeil
alerte, curieuse et charmée. Un récit intime attachant, porté par une écriture vigoureuse.
Créatures du hasard, Lula Carballo, Cheval d’août, 146 pages, 2018.
★★★★★
28 commentaires
Le poids du monde, quel titre! Et ton billet donne impérieusement envie.
RépondreSupprimer"Le poids du monde", "Là où les lumières se perdent"... Je trouve que ses titres sont magnifiquement bien trouvés. Et ils collent tellement bien au contenu. Difficile de demander mieux!
Supprimeril faut que je lise ce Joy - bizarre ses livres m'échappent des mains, je vais corriger ça mais comme toi le roman rural noir américain - j'en ai tellement lu que je fais fine bouche aussi !
RépondreSupprimerTu dois impérativement remédier à la situation! David Joy est un auteur fabuleux. Devant mon enthousiasme débordant, tu vas peut-être être plus critique?!
SupprimerJ'avais tellement aimé "Là où les lumières se perdent" que celui-ci passera forcément par moi.
RépondreSupprimerJ'ose même avancer qu'il est une couche meilleure que son premier roman. Tu vas apprécier...
SupprimerLe David Joy m'est tombé des mains au bout de quelques dizaines de pages, je le reprendrai plus tard (et pourtant le polar rural, je suis ultra fan, presque à créer une nouvelle rubrique sur mon blog)
RépondreSupprimerTu peux m'expliquer comment ça se fait qu'il te soit tombé des mains? C'était dans ta phase molle de lectures? Connaissant tes goûts (très bons, en passant!), je suis vraiment étonnée.
Supprimervraiment contente que tu aies aimé Le Poids du Monde, je l'ai trouvé excellent !
RépondreSupprimerTout à fait excellent. J'ai adoré, du début à la fin. Un régal de noirceur...
SupprimerJe me demande si le Joy n'est pas trop sombre pour moi. Peut-être son premier roman serait-il plus indiqué pour commencer, qu'en penses-tu ?
RépondreSupprimerJe note le deuxième titre sur mes tablettes. Belle semaine de lecture, dis donc !
Je crois qu'il serait préférable que tu découvres David Joy avec son premier roman, un peu moins déprimant. Après, tu verras ce que tu es capable de prendre!
SupprimerLe David Joy est vraiment réussi! il me tarde de lire son précédent roman maintenant!
RépondreSupprimerTrès réussi, je suis entièrement d'accord. Et tu verras que son premier roman l'est tout autant! Un auteur à suivre de près...
SupprimerJ'avais apprécié le premier roman de David Joy, celui-ci me tente bien!
RépondreSupprimerIl est fait dans le même moule. Il devrait donc assurément te plaire. Moi, j'ai été sous le charme du début à la fin!
SupprimerEt voilà ! trois titres notés ! Pfffoouuu ...
RépondreSupprimerTrois? Pfffoouuu, certain!
SupprimerJe suis contente d'avoir Le poids du monde dans ma pile à lire! Ça promet! :)
RépondreSupprimerJ'ai vu ça sur IG. Tu le dis: ça promet. Je ne me souviens plus: tu avais lu son premier roman?
SupprimerNon! Pas encore lu, mais il est dans ma PAL!
SupprimerC'est une bonne prise, foi de madame Couette!
SupprimerEncore deux belles idées de lecture. Le David Joy est en bonne place dans ma wish-list !
RépondreSupprimerS'il n'y en avait qu'un à retenir, je voterais pour le Joy. Une claque, ce roman...
SupprimerQue j'ai aimé "Le Poids du monde" ! Que j'aime David Joy !
RépondreSupprimerPareil pour moi. J'adore David Joy, son univers, ses personnages... Je trépigne d'impatience: à la fin de l'été paraîtra son troisième roman!
SupprimerJe n'avais pas été totalement embarqué par le premier roman de David Joy donc j'hésite à lire le second...
RépondreSupprimerQuel dommage... Si son premier roman t'a laissé sur le bord de la route, je pense qu'il en sera de même pour son deuxième. Au suivant, alors...
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