Grise Fiord · Gilles Stassart
mercredi, décembre 04, 2019
Guédalia, un Inuit dans la jeune vingtaine, étudiait
à Montréal et était promis à un bel avenir, jusqu’à ce que sa vie se mette à
dérailler. Il vient de sortir du centre pénitencier d’Iqaluit, après y avoir
passé huit mois. Il est de retour à Amarok, «la cinquième ville du Nunavut, une
communauté de mille cinq cents habitants, au bout de l’île de Baffin. Far-North. La ville du
bout du bout, qu’aucune route ne raccordait au monde.» Pour obtenir
une libération anticipée, il a dû se trouver un job. C’est derrière le comptoir
du magasin coopératif d’Amarok qu’il travaille. Et en dessous
du comptoir, il en profite pour faire ses petites affaires (trafic de drogue et
d’alcool). Jack, l’aîné devenu avocat afin de défendre les intérêts des Inuits, veille sur sa famille et sur sa communauté. Lorsque survient un épouvantable accident, l’échiquier familial bascule. Les rôles changeront et Guédalia n’aura plus le choix: il devra devenir un homme, un
homme inuit.
Gilles Stassart présente le portrait percutant d’une
famille inuite. Jo, sa femme Maggie et leurs deux garçons, Jack et Guédalia.
Une famille durement éprouvée par la vie, écartelée entre tradition et modernité.
J’ai l’impression que les
romans dans lesquels la culture inuite est mise de l’avant sont dans l’air du temps. Je pense à Sanaaq de Mitiarjuk Nappaaluk, à Nirliit de Juliana Lévelillé-Trudel, à De pierre et d’os de Bérangère Cournut, à Panik de Geneviève Drolet, à Croc fendu de Tania
Tagaq. Étonnamment,
j’ai très peu entendu parler de Grise
Fiord. Pis je me demande bien pourquoi. Parce qu’il
est publié dans la collection Noire des éditions
du Rouergue? Peut-être. N’empêche qu’à mes yeux, ce roman n’a de
noir que le nom de la collection.
Ce roman fait la part belle à l’histoire et à
la culture inuites, par le biais d’une famille qui se débat
avec les entraves de la vie et la rudesse du territoire. Chacun des personnages a du relief: Jo en père impotent, Maggie
en mère sacrifice, Jack en frère bienveillant, Dalia en vieille chamane, sans parler de Guédalia. Les descriptions du cercle arctique sont saisissantes, spectaculaires.
Gilles Stassart a trouvé les mots et le ton justes pour me faire ressentir toute la richesse des lieux.
La narration de Grise Fiord ne
coule pas toujours de source. Qui dit roman choral, dit narrateurs multiples.
Ici, le «je» d’un chapitre diffère du suivant. Par conséquent, il n’est pas toujours facile
de s’y retrouver et de savoir qui parle. Un retour en arrière est parfois de
mise. À moins d’être bien concentré, il est facile de s’emmêler les pinceaux.
L’histoire et la culture inuite sont extrêmement bien documentée. J’ai appris une foule de
choses, plus désolantes les unes que les autres. La plume de Gilles Stassart se fait rageuse quand vient le temps de décrire l’effondrement d’une culture et le désastre
écologique provoqué par les Blancs. Le constat est désespérant, la dénonciation est justifiée. J’ai trouvé que certains passages s’arrimaient de façon artificielle à l’intrigue. J’avais l’impression de lire un essai ethnographique plutôt qu’un roman
Bientôt, un spectacle de désolation, à
quelques pas de nos maisons modernes. Nos terres éventrées par la morsure des
machines, polluées par des molécules maléfiques. Tout ça pour quelques kilos de
métaux dont nous n’avions jamais eu l’utilité. Ce spectacle est devenu le quotidien
d’un développement industriel. Une prospérité à laquelle nous devions prendre
part. Le piège. Gagner un salaire pour survivre selon des lois nouvelles.
Avions-nous besoin de manger des tomates, nous dont le régime alimentaire a
réussi pendant des siècles à se satisfaire de ce que donnait la nature
environnante? Vivre à l’occidentale dans cet endroit du monde nécessite des
moyens financiers. Tout ici est plus cher qu’ailleurs, mais nous avons mis le
doigt dans la machine, avec nos maisons, nos réfrigérateurs, nos voitures, nos
motoneiges.
Leurs connaissances, universelles, s’avéraient
si fragiles, du fait de la transmission orale, qu’elles n’ont pas survécu aux
attaques de la pensée occidentale qui range le monde dans des classeurs. Penser
comme un Blanc, ici, est un suicide.
Un roman fort, bouleversant, qui lève le voile sur mes voisins québécois injustement méconnus et laissés de côté.
La valeur que l’on accorde à la vie humaine
diffère selon les latitudes.
Grise Fiord, Gilles Stassart, Du Rouergue, coll. «Rouergue noir»,
240 pages, 2019.
★★★★★
© Peter Power
11 commentaires
Oui apparemment ils sont à la mode mais tant mieux car ils sont menacés. Par contre, ta vision du roman "l’impression de lire un essai ethnographique plutôt qu’un roman" me dit que je ne vais pas aimer (j'aime bien que les rôles soient clairs) et en plus on se mélange les pinceaux. Enfin, surtout je n'ai pas l'esprit libre ces temps-ci pour le lire. Même si l'histoire me plaît !
RépondreSupprimerJe sais... et avec tes mots sur "De pierre et d'os", tu peux laisser reposer un peu les Inuits!
SupprimerJe viens d'être un poil déçue par le "roman" de Bérengère Cournut, alors tes réticences avec celui-ci ne m'incitent guère à me plonger dedans. Même s'il pourrait compléter ma vision des Inuits puisqu'il ne se situe pas à la même époque, apparemment. Et si je lisais un roman sur les pays chauds ?
RépondreSupprimerBon, j'attendais le poil déçu pour "De pierre et l'os" qui semble avoir enchanté tant et tant de lecteurs. Outre toi et Electra, c'est l'enthousiasme qui prévaut. Je file chez toi pour voir si tu en parles, et surtout, comment tu en parles!
SupprimerUn petit roman mexicain, cubain, argentin, africain, ça changerait, non?!
Bizarre ce classement dans "roman noir"! Je viens de terminer De pierre et d'os et j'ai adoré! ça me donne envie de poursuivre sur le même sujet. J'ai Panik dans ma PAL et Niirlit que je n'avais pas trop aimé mais peut-être avec une 2ème lecture... Je retiens ton titre en tout cas!
RépondreSupprimerTu as donc adoré "De pierre et d'os"... Je dois d'abord lire son roman sur les Hopis avant celui sur les Inuits. "Panik"... J'avais tellement aimé ce roman! Plus que "Niirlit" au final.
SupprimerAu cause de la classification dans une collection "Noir", je ne m'y serais pas arrêté. Du coup, j'ai failli revoir mon a priori, mais les défauts que tu signales dans la trame narrative vont vite m'énerver. Du coup, je laisse passer...
RépondreSupprimerJe me doutais bien que cette classification était un frein pour plusieurs. Il l'était aussi pour moi, jusqu'à ce que je lise un billet qui m'a convaincu.
SupprimerC'est ce que j'appelle une lecture de mon billet en... dents de scie!
Il m'avait fait de l'oeil à sa sortie! Et sinon, j'ai emprunté De pierre et d'os à la bibliothèque...
RépondreSupprimerEncore "De pierre et d'os"? Tout le monde l'aura lu, celui-là. C'est un beau succès pour un livre sur ce thème.
SupprimerMon tour viendra aussi.
J'ai adoré Nirliit et De pierre et d'os donc la thématique m'interpelle mais tes bémols me refroidissent un peu, je me note Panik du coup ;)
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