Duncan Diggs sort de prison. Il vient d’y passer huit ans pour homicide involontaire. À sa sortie du pénitencier de Kingston, Owen Stuckey, son ami d’enfance, est là, venu le chercher pour le ramener chez lui, à Cataract City (surnom que les locaux donnent à Niagara Falls), une petite ville ouvrière à la frontière du Canada et des États-Unis.
Cataract City n’était même pas un point sur le globe. La grande ville la plus proche, Toronto, de l’autre côté du lac Ontario, flottait dans la brume tel un fantôme, et ses gratte-ciel semblaient plus plats encore que les colonnes d’un diagramme. J’avais pensé que la plupart des villes ressemblaient à la mienne, avec des rangées de maisons identiques aux toits recouverts de toile goudronnée, des immeubles trapus, couleur viande bouillie, des balançoires et des toboggans rouillés dans les terrains de jeux, quelques boucheries et la boutique du coin où l’on pouvait acheter, pour dix cents, des cigarettes à l’unité.
Côté boulot, Cataract City n’est pas la cité d’or. En gros, ça se limite à quelques boutiques de T-shirts pour touristes et deux gros pourvoyeurs d’emplois: la Bisk, une biscuiterie Nabisco, et une usine General Motors. «Des jobs assez simples pour que n’importe quel imbécile s’en sorte parfaitement dès la fin de la première journée». Après le travail, arrêt obligé au bar, où tout le monde commande un scotch et une bière, fume des cigarettes de contrebande. Le lendemain et les jours suivants, la même rengaine recommence. Ça, c’est la vie à Cataract City. Bon courage à ceux qui veulent aller voir ailleurs. La ville trouve toujours le moyen de les retenir. Duncan et Owen habitent la même rue. Ils sont les meilleurs amis du monde. À douze ans, ils vivent une mésaventure qui les hantera le reste de leur vie. Dunk et Owe ont un héros. C’est un catcheur et il s’appelle Bruiser Mahoney. Les gamins lui vouent un culte sans borne. Ils seraient prêts à le suivre au bout du monde. L’occasion se présente… Comme tous les premiers samedis du mois, Duncan et Owen assistent à un match de catch local avec leurs pères. À la sortie, Bruiser Mahoney embarque les gamins dans son pick-up alors que leurs pères sont mêlés à une querelle d’ivrognes dans le stationnement. Direction la forêt, pour un peu de camping sauvage. L’expédition tourne mal, très mal. Abandonnés par le catcheur déchu, Duncan et Owen errent trois jours en forêt, attaqués par les moustiques, suant le jour et gelant la nuit, affamés et assoiffés.

L’épreuve les marque au fer rouge. Lorsqu’ils sortent des bois, ils prennent conscience que plus rien ne sera jamais comme avant. Les années passent, les gamins deviennent des hommes et se perdent de vue. Privé d’une carrière de basketteur professionnel par un accident, Owen devient policer. Duncan, lui, tourne mal. Il enchaîne les mauvaises fréquentations et se trouve empêtré entre courses et combats de chiens, combat à mains nues et trafic de cigarettes. Entre Duncan et Owen, il y a Edwina, la femme forte aimée des deux hommes. Elle n’en choisira qu’un, et pour un temps seulement.Les deux hommes se retrouvent chacun d’un côté du tranchant de la loi. Le destin a séparé Duncan et Owen. Il les réunit à nouveau, quand l’un décide de venger l’autre. Le final haletant et halluciné, sorte de retour en arrière, est saisissant. Entre la première et la deuxième mésaventures en forêt, beaucoup d’eau à couleur sous les ponts.
Cataract City est un roman d’une magnifique dureté, d’une brutale beauté sur l’amitié, la culpabilité, la rédemption et le pardon. La nature, sauvage et implacable, est à l’honneur. L’emprise qu’un lieu peut avoir sur les hommes est admirablement décrite. Il y peu d’espoir et d’avenir à Cataract City, mais les hommes ne baissent jamais les bras et conservent un sens de l’honneur et une sensibilité à fleur de peau. Qu’il s’agisse d’une poursuite en motoneige, d’un chien à trois pattes, de nez cassés ou de chatons noyés, Craig Davidson sait créer une atmosphère, avec quelques éclats de rire au passage et un ou deux haut-le-coeur. Il a le verbe rugueux et cinglant. Son sens de l’observation est aigu, celui de la comparaison, original. En quelques mots, il plante ses personnages: «Il avait de la couperose sur le nez et l’air énervé d’un bonhomme qui traîne depuis toujours un caillou dans sa chaussure».
Certains trouveront peut-être des passages un peu longuets. D’autres diront que la distinction des voix de Duncan et d’Owen n’est pas assez marquée. D’autres encore peineront sur la chronologie bouleversée. Pour ceux-là, un conseil: il faut aller jusqu’au bout de cette histoire, boucler la boucle pour comprendre à quel point ce roman est magistral. Aussi cruel et violent, qu’éprouvant et inoubliable. Je suis sortie de cette lecture comme après un combat de boxe que j’aurais remporté. Un peu titubante, hagarde, le souffle court, mais debout.
Cataract City, Craig Davidson, trad. Jean-Luc Piningre, Albin Michel, 2015, 482 p.