
Ça se passe donc en plein cœur du 17e siècle. Les Européens arrivent… Ils viennent coloniser les terres et convertir les Sauvages. Les Hurons et les Haudenosaunee (Iroquois) seront confrontés à un choc culturel sans précédent.
Joseph Boyden défriche un monde en voie de disparition en donnant la parole à trois personnages qui, chacun à leur tour, auront voix au chapitre. Trois voix imbriquées et deux conceptions du monde qui se jaugent.
Il y a Oiseau, un valeureux guerrier huron, un homme «au cœur noir». Il n’est plus le même depuis que sa femme et ses deux filles ont été sauvagement tuées par les Iroquois. Assoiffé de vengeance, il souhaite à son tour décimer le plus d’Iroquois possible.
Il y a Chutes-de-neige, une petite Iroquoise adoptée par Oiseau, le meurtrier de sa famille. Un seul désir l’habite: retrouver les siens. Les années passent et, malgré ses efforts, elle s’intègre et apprécie de plus en plus sa famille d’adoption.
Et il y a le père Christophe, surnommé le Corbeau ou le Bois-Charbon, un Jésuite breton toujours vêtu de sa soutane noire. Sa mission? Amener les Sauvages à renier leurs idoles et à accueillir la foi chrétienne. Le père Christophe, réincarnation de Jean de Brébeuf, tient un journal dans lequel il décrit ses aventures épiques et ses vaines tentatives pour convertir ces Sauvages livrés à l’idolâtrie. Petit à petit, il apprend la langue des Hurons et se rapproche de ses ouailles. D’autres corbeaux viendront se joindre à lui pour poursuivre sa mission. Autour de ces personnages en fourmillent d’autres aux noms plus évocateurs les uns que les autres: Renard, Petite-Oie, Grand-Arbre, Dort-longtemps, Cendres-Chaudes, Piquants-de-porc-épic, Porte-une-Hache…
Ces destins sont scellés à jamais dans un monde sur le point de basculer. Chacun mène sa propre guerre: les uns pour convertir les Sauvages au christianisme, les autres, bien qu’ennemis jurés, cherchent à se venger de la tribu adverse et chasser ces Corbeaux venus piétiner leurs terres. Le mode de vie, la vision de la vie et de la mort, les moeurs et les traditions, tout oppose les Jésuites aux Sauvages. Pour les Jésuites, ces idolâtres aux esprits simples «existent sur un plan beaucoup plus bas que même la caste inférieure la plus pervertie d’Europe». Corbeau aime faire peur. Si les Sauvages ne se convertissent, ils iront bouillir en enfer. C’est dit. Pour les Sauvages, la stupidité des Corbeaux fait sourire.
Le soir tombe et j’ai cherché le Corbeau dans toutes les maisons-longues. Il s’est mis à se promener en dehors de l’enceinte. La tête penchée, il parle tout seul en comptant les perles du bracelet étincelant qu’il tient entre ses doigts. C’est un drôle de personnage. Et stupide, qui plus est, à marcher ainsi les yeux baissés sans prêter attention à son environnement.
Y’a pas à dire, plus les chapitres défilent et plus les choses empirent. D’un p’tit souper avec Champlain dans l’Habitation de Québec à la chasse au cerf. D’un raid d’Iroquois à la torture d’un missionnaire. Combien de passages ai-je lu en souriant de la couardise des uns ou en retenant mon souffle devant les souffrances infligées par les autres?
Le mal est fait. Le commerce avec le Peuple de Fer (les Français), le maniement des bois brillants (armes à feu), l’alcool et les maladies rapportées d’Europe… La grande marche de l’Histoire est en route.
Joseph Boyden livre une fresque ambitieuse, remarquablement documentée, portée par un style riche, puissant et vif. Son roman est inestimable pour comprendre de l’intérieur le quotidien des autochtones et avoir une idée de leur monde rythmé par les migrations, la chasse, le troc et les rituels. La grande force de Boyden est d’avoir su éviter toute forme de manichéisme.Si les Sauvages apparaissent comme des êtres courageux, spirituels et aimants, ils sont aussi d’impitoyables guerriers et d’affreux tortionnaires. Les Français ne sont pas toujours montrés sous leur beau jour. Si leurs intentions sont souvent louables, leur volonté d’imposer leurs croyances frôle souvent l’hypocrisie et la rapacité.
C’est la mort d’un peuple que Joseph Boyden raconte. Triste sort: les Hurons-Wendats finiront par se faire massacrer et exterminer par les Iroquois en 1640, dans le silence des forêts de l’Ontario. Mais ça, c’est une autre histoire… Si Les saisons de la solitude m’avait beaucoup plu, Dans le grand cercle du monde continue de m’habiter. Et je sens qu’il continuera à me hanter encore longtemps. C’est une leçon de vie et, en même temps, une leçon d’Histoire, qui sont servies dans ce roman poignant et fiévreux, un de ceux qui marquent. Que l’on quitte à regret.
Dans le grand cercle du monde, Joseph Boyden, trad. Michel Lederer, Livre de Poche, 2015, 696 p.