Ed Grentry a la trentaine bien tassée. Un homme un peu blasé. Il mène une vie bien pépère dans une petite ville de Géorgie. Il navigue entre son boulot de directeur artistique dans une agence de pub, sa femme, son fils, et le tir à l’arc. Il se sent à l’étroit dans sa vie. La seule bouffée d’air lui vient de son ami Lewis, qui l’entraîne dans ses pratiques sportives. L’une n’attend d’ailleurs pas l’autre: haltérophilie, spéléologie, tir à l’arc, et là, canot en eaux vives.
[J’avais] la sensation d’être un pauvre benêt menant une vie de fantôme invisible et impotent, répétant inlassablement les seuls gestes qu’il possède à son répertoire. […] Lewis était le seul homme que je connaissais qui pouvait faire exactement ce qu’il voulait de sa vie. […] Il était toujours en partance, toujours en route vers quelque part, toujours déjà en train de faire quelque chose de nouveau.
Une idée, lancée par Lewis, un soir de beuverie entre copains: pourquoi pas une petite excursion dans le nord de la Géorgie le temps d‘un week-end? Se lancer à l’assaut de la rivière Cahulawassee avec deux canots, des tentes et de la bière? Avant que ce site sauvage, promis à la disparition par la construction d’un barrage, ne disparaisse? Oui, pourquoi pas?
L’enthousiasme de Lewis est contagieux. Il convainc Ed et deux autres amis de se lancer dans une virée nature entre hommes pour échapper un moment au morne quotidien de leur vie de citadins rangés. Bien que peu expérimentés, les aventuriers du dimanche sont gagnés par l’excitation. Les préparatifs terminés, l’équipement embarqué, le trajet jusqu’au site avalé, les quatre copains sortent leurs pagaies et se laissent emporter au gré du courant et des rapides, au cœur des somptueux paysages de la Géorgie.
Il suffit que deux rednecks consanguins surgissent de nulle part pour que l’expédition se transforme en cauchemar… Ces hommes hostiles feront vivre un enfer aux aventuriers en herbe. Ils les pousseront dans leurs retranchements, jusqu’à l’excès, jusqu’à la mort pour certains. Ils comprendront qu’ils ont pénétré dans un monde où les lois n’ont pas cours. À partir de là, une seule, une unique règle compte: survivre.
En cinq long chapitres, la tension monte jusqu‘à atteindre des sommets insoupçonnés. Le malaise grandit. Le suspense devient intenable… Jusqu’au rythme de lecture qui est oppressant: peu de chapitres, peu de paragraphes. Ça part tout doux avec une première partie qui s‘attarde sur les états d‘âme d‘Ed. — Si il peut paraître un peu fastidieux, ce long préambule se révèle nécessaire. On comprend ce qui pousse Ed à se joindre à l‘expédition. — Et ça se met à dégénérer jusqu‘à plus faim.
James Dickey signe un roman d’une grande puissance évocatrice. Aux côtés de ses personnages, j’ai été pris au piège de cette nature indomptée. Avec force détails, les couleurs, les bruissements, l’environnement tout entier prend forme. J’ai ressenti la peur qui rôde, l’angoisse qui étreint… et le suspense monter: mais comment (va-t-on) sortir de là?!
Au final, ce n‘est ni le plus fort, ni le plus intelligent qui tirera (presque) tout le monde d‘affaire. Ce sera celui qui aura le mieux réussi à entrer en connexion avec les règles propres à ce lieu hostile.
Délivrance est un récit tendu, implacable et… inoubliable. Une somptueuse alchimie du tragique. De quoi calmer mes fantasmes de vie au cœur des bois, loin de toute civilisation!
J‘ai vu le film culte de John Boorman deux fois. La première fois, au début de l‘adolescence. J‘en ai été traumatisée! J’ai rêvé de l’albinos joueur de banjo pendant des mois… La dernière fois que je l’ai regardé, c‘était dimanche dernier, après la lecture du roman. J’avais préparer mon coup! Le film est excellent, le livre est grandiose. Il est rare que livre et adaptation soient simultanément des chefs-d’œuvre. Ça arrive. La preuve.
À noter que James Dickey en personne se pointe à la fin du film dans le rôle du shérif.
La première publication française datait de 1971. Gallmeister a eu la bonne idée (encore une!) de republier le livre en 2013, avec une nouvelle traduction, signée Jacques Mailhos, l’un des traducteurs vedette de la maison.
Pour souligner le quarante-cinquième anniversaire de la parution de Délivrance, le dessinateur américain Steve Brodner a illustré sa vision de l’univers du roman. Tout y est!
Délivrance, James Dickey, Gallmeister, «Totem», 2015, 320 p.
© Steve Brodner