
Je viens de lire LE roman africain à ne pas manquer; le meilleur, à mon avis, publié ces dernières années. C’est une voix unique que je viens de découvrir, celle de Chérie, mise en mots par Noviolet Bulawayo. Y’a pas à dire, quel magnifique roman… Bouleversant et débordant de vie. J’ai tout fait pour prolonger le plaisir, mais j’ai dû me résoudre à tourner la dernière page.
Il nous faut de nouveaux noms raconte l’histoire d’une vie, celle de Chérie, une gamine de dix ans. Elle vit à Paradise, un bidonville du Zimbabwe. «Paradise est tout en tôle et s’étend sous le soleil comme une peau de mouton encore mouillée clouée au sol pour sécher; les cases sont de la même couleur que la boue des flaques après les pluies. Elles sont terribles, les cases, mais vues d’ici elles ont l’air bien mieux, presque belles même, c’est comme si on regardait un tableau.» Dans sa langue spontanée et bourrée d’images toutes plus évocatrices les unes que les autres, elle se raconte au je, sans gêne ni censure. Elle raconte son enfance heureuse, malgré le cortège de souffrances qui l’accompagne.
Pour échapper à ce ghetto où tout le monde a faim et où tout s’effondre, Chérie s’invente des jeux avec ses copains: jouer au jeu des pays, Trouver Ben Laden, sauter à la corde. Quand la faim leur creuse le ventre, ils vont voler des goyaves dans les quartiers riches où pullulent les villas et les ouvriers chinois. C’est décidé, un jour, Chérie ira rejoindre sa tante Fostalina en Amérique. Elle aura une grande maison, une Lamborghini et plein de bonnes choses à manger. Le grand jour arrive. Oui, elle part en Amérique, à Detroymichygun (Detroit-Michigan). Elle habite chez sa tante Fostalina, avec le mari et le fils TK le gros. Chérie plonge tête première dans ce nouvel environnement, dans ce pays dont elle comprend très tôt qu’il ne sera jamais complètement le sien. Elle grandira, clandestine en Amérique. Et elle n’aura jamais de Lamborghini.
Dans ce premier roman aux tonalités tour à tour picaresques et tragiques, la comédie des ONG, les avortements clandestins, les abus de l’église, les ravages du Sida et l’utopie amère de l’émigration sont croqués par une gamine dégourdie. NoViolet Bulawayo donne voix à ces personnes qui quittent leur terre natale dans l’espoir d’avoir une vie meilleure. Admirablement traduit par Stéphanie Levet, le premier roman de Noviolet Bulawayo est une prouesse stylistique. Cette Africaine émigrée aux États-Unis a été finaliste du Man Booker Prize en 2013, et à raison. Avec son style échevelé et ses trouvailles littéraires, elle montre le monde tel qu’il est, et tel qu’il va. Et il va plutôt mal. Débarrassé des garde-fous de l’âge adulte, la voix de Chérie torture les règles de la grammaire et ébranle par sa musicalité. De l’Afrique à l’Amérique… Une porte ouverte sur l’Afrique d’aujourd’hui, sa richesse et sa complexité, sans aucun misérabilisme. Puis, à travers l’exil et le déracinement de Chérie est évoqué l’histoire de la diaspora africaine. Et là, c’est toute une claque. Un grand roman africain. Un grand roman tout court. Une voix unique à ne pas manquer.
Comme l’Amérique nous a surpris au début. Si vous n’étiez pas content de votre corps vous pouviez aller voir un médecin et lui dire par exemple: Docteur, je suis né dans le mauvais corps, refaites-moi bien s’il vous plaît; Docteur, je n’aime pas ce nez, ces seins, ces lèvres. Nous avons vu des gens se séparer de leurs parents vieillissants pour les confier à des inconnus. Nous avons vu des parents ne pas pouvoir lever la main sur leurs propres enfants. Nous avons vu des choses étranges comme ça, des choses que nous n’avions jamais vues de notre vie, et nous avons dit: Mais quel genre de terre est cet endroit, quel genre de terre c’est là?
Quand nos enfants ont eu l’âge, nous leur avons parlé de notre pays, et ils ne nous ont pas suppliés de leur raconter les histoires de la terre que nous avions laissée derrière nous. Ils sont allés devant leur ordinateur et ils ont demandé à Google, ils ont googlisé, googlisé, googlisé. Et quand ils nous ont regardés ensuite, un sentiment qui tenait à la fois de la pitié et de l’effroi dans les yeux, ils ont dit: Oah, tu viens vraiment de là-bas?
Jim, il a cette manie, là, qui me tape sur les nerfs: il parle tout le temps de l’Afrique comme si c’était un seul pays, même si je lui ai déjà dit que c’était un continent où il y en avait cinquante et quelques de pays, et qu’à part le mien, comme je suis jamais vraiment allée ailleurs, je peux pas dire grand-chose des autres.
Il nous faut de nouveaux noms, NoViolet Bulawayo, Gallimard, 2014, 288 p.