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La conditions pavillonnaire · Sophie Divry

«Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement.» Cette citation de Flaubert, en introduction de la deuxième partie, résume à elle seule le propos de La condition pavillonnaire. La vie d’une femme, de l’enfance à la mort, avec tous ses passages obligés: l’ennui de l’enfance, les révoltes adolescentes, les études, les amis, le mariage, l’achat de la maison, les enfants à élever, les comptes à payer, les soupers à préparer, le travail éreintant, l’adultère, la mort des parents, le veuvage, la vieillesse. De désillusions en déceptions, avec quelques instants de bonheur ici et là, M. A. créé sa vie, tente de s’accomplir et se couche le soir dans un «moelleux sentiment de sécurité». Et puis viennent la lassitude et l’ennui. Vite, il faut chercher un but à sa vie. N’importe lequel: l’aide humanitaire, le yoga, les mercredis peuplés de petits-enfants… Mais encore? Toujours cet arrière-goût persistant d’incomplétude.

Pas de grandes tragédies ici, pas de grands secrets enfouis. Non. Seulement le quotidien et les petits drames qui le ponctue, observés à la loupe. Et le «tu» de la narration, ce «tu» dérangeant qui nous confronte à nous-mêmes… Sophie Divry écrit avec un scalpel, sans images superflues ni fioritures. Chaque mot résonne, pèse son juste poids. Au rythme des points-virgules qui allongent les énumérations ou atténuent la brutalité des phrases (je n’en ai jamais tant retrouvés dans un texte), elle interroge avec une lucidité glaçante nos vies formatées, désespérément banales. Un roman extrêmement grinçant, qui bouscule les certitudes et met mal à l’aise. Un roman bouleversant qui donne envie de vivre, libéré de ses chaînes, sans entraves. Un roman qui ébranle. Parce qu’une vie, ça ne saurait se résumer qu’à ça, non?

M. A. n’avait pas compris que ce qui remplit la vie est un mode d’être, le présent de la phrase dans laquelle on respire, non un événement placé dans le futur, et qui après consommation de lui-même, nous laissera déçus devant un frigidaire.

Tu aurais voulu que chaque semaine des mots différents soient marqués sur le calendrier, date de spectacle, coiffeur, achat d’un nouveau meuble, n’importe quel événement, tu mettais beaucoup de soin à prévoir tout cela, et s’il arrivait malgré tes efforts de voir une semaine vide sur le calendrier, un accablement sourd t’enserrait dès le dimanche. Devant cette semaine où rien n’était écrit, tu aurais presque pleuré.

Ce sentiment d’insatisfaction, tu ne pouvais l’exprimer, car – les images du monde entier venaient te le rappeler – tout était programmé pour que tu sois heureuse. Dans ton pays, pas d’inondations, pas de guerre, pas d’épidémies, les gens mouraient en âge de mourir, pas de faillite en vue, juste une carrière âpre à gravir pour ton mari et le souci d’orientation des enfants. Plus tard ta mère mourra dans une chambre aux rideaux sales, tu connaîtras un licenciement, un cambriolage, mais tu ne vivras jamais rien d’extraordinaire, jamais tu ne gagneras au loto ou ne seras victime d’une prise d’otages qui t’aurait fait accéder à la célébrité. Les épreuves que tu rencontreras ne seront que des embêtements secondaires, des difficultés qu’on affronte entre adultes et qui se résolvent pour peu que l’on reste raisonnable; certes elles laisseront des traces sur ta peau; la peau de ta main qui prend ce verre aujourd’hui dans cette cuisine; mais ce sont des rides ordinaires, pas les cicatrices de grands blessés.

La condition pavillonnaire, Sophie Divry, Notabilia, 2014, 272 p.

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