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Le chant des plaines · Kent Haruf

J’ai ouvert Les gens de Holt County sans attente. J’ai lu les premières pages, passé une nuit presque blanche. Lorsque j’ai ouvert les yeux le lendemain, j’en avais les trois-quarts de lu. Envoûtée par les personnages, prise dans cette atmosphère. N’ayant qu’une envie: m’y replonger. Dévoré en deux jours. J’aurais dû étirer le temps pour prolonger le plaisir. En fouinant, j’ai découvert que Les Gens de Holt County était en fait la continuation du Chant des plaines! Stop ou encore? Je m’arrête ou je continue? J’ai ouvert Le chant des plaines pour une lecture à rebours. Si vous n’avez lu ni l’un ni l’autre, ne faite pas la même erreur que moi et passez d’abord par la case Le chant des plaines. Mais si vous ne deviez en lire qu’un, plongez dans Les gens de Holt County.

L’Ouest, ses plaines à perte de vue, saupoudrées de fermes où pointe une éolienne, des corrals exhalant l’odeur des pur-sang, des enclos où paissent les bovins. Les pick-up soulèvent la poussière en sillonnant les routes. Sur leurs tracés, de petits bleds dressent leurs échoppes: la taverne, le barbier, l’épicier, le cinéma…

Holt est un de ces petits bleds, un bled imaginaire du Colorado dans lequel Kent Haruf plante son décor et pose ses personnages. Parmi eux, Tom Guthrie, professeur d’espagnol, et ses deux fils, Ike et Bobby. Ils se retrouvent seuls à trois après le départ de la mère dépressive. En passant le journal, les deux gosses rencontrent la touchante Iva Stearns, une vieille femme qui attend la mort dans un appartement insalubre. Ils se lient timidement d’amitié. Il y a Victoria Roubideaux, dix-sept ans, tombée enceinte d’un mauvais garçon et jetée à la rue par sa mère. Sans oublier les frères McPherson, Harold et Raymond, grincheux et solitaires, éleveurs de bovins. Et il y a la bonne fée Maggie Jones, une collègue de Tom. Elle est le lien entre les différents personnages. Elle est une bouée pour les deux frères McPherson et une mère de substitution temporaire pour Victoria. C’est elle qui a la drôle d’idée de confier Victoria aux soins d’Harold et de Raymond. Après tout une adolescente enceinte et esseulée ne doit pas être si différente de leur génisse prête à mettre bas!

Le chant des plaines développe sa douce litanie autour de ces personnages à coups de phrases courtes, sans précipitation, sans ornements. La vie comme elle va, comme elle vient. Et c’est magnifique.  

Les chant des plaines, Kent Haruf, trad. Benjamin Legrand, « Pavillons », Robert Laffont, 2016, 448 p.  

Rating: 5 out of 5.

Dans Les gens de Hold County, deux ans ont passé. Certains personnages réapparaissent, d’autres s’éteignent, d’autres encore s’ajoutent. Victoria a donné naissance à Katie. Harold et Raymond l’encouragent à reprendre ses études. Elle et sa fille quittent la ferme pour s’installer en ville, laissant les deux hommes retourner à leur solitude «comme deux vieux chevaux de labour à bout de course». Un des deux frères meurt tragiquement, l’autre se rapproche, après quelques faux pas, de sa voisine Rose, l’assistante sociale de Holt. Rose est l’assistante sociale de Betty et Luther. Le couple ne travaille pas, vit de l’aide sociale et élèvent à bout de bras leurs deux enfants dans leur modeste caravane. Un peu simples d’esprit, facilement terrifiés, ils sont incapables de protéger leurs enfants de la cruauté d’un oncle alcoolique. Plus bas dans la rue, le jeune DJ Kephart, orphelin, vit seul avec son grand-père. C’est plutôt le garçon qui prend soin du vieil homme. Mary Wells, elle, survit grâce à l’argent que son mari lui envoie d’Alaska. Bientôt, ce dernier ne donne plus de nouvelles, laisse en plan femme et enfants, et disparaît. Mary se retrouve sans ressources. Elle tente de rebondir pour ses deux filles. Des vies se croisent, s’entrecoupent, se percutent, s’accompagnent.

À partir d’éléments narratifs aussi minces, l’intérêt ne saute pas aux yeux. Et pourtant… D’une humanité bouleversante, l’œuvre de Kent Haruf, même dans ses moments les plus ténébreux, célèbre la bienveillance et la bonté. Il ne sombre jamais dans le misérabilisme, vouant une tendresse sans borne à ses personnages. Il débusque des éclairs de tendresse, d’infimes lueurs d’espoir. Si la solitude, les désillusions et la détresse sont partout palpables, la petite flamme de la générosité embrase les destins. La bonté, valeur souvent trop galvaudée, retrouve ici toute sa noblesse originelle. Une écriture sobre, toute en retenue, pour rendre la beauté âpre des paysages désolés et la pureté des sentiments. Un gros coup de foudre.

Les gens de Hold County, Kent Haruf, trad. Anouk Neuhoff, « Pavillons », Robert Laffont, 2015, 480 p.  

Rating: 5 out of 5.

© unsplash | Jakob Owens

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