Un jeune garçon rentre à la maison. Il revient de l’école. Une note sur le comptoir de la cuisine: «Mon chéri. Viens seul dans la remise.» L’enfant trouve sa mère pendue. Cette note était destinée au père. Pas à lui. Arrivé trop tard pour sauver sa mère, le gamin sera marqué au fer de la culpabilité.
Un premier chapitre saisissant ouvre le premier roman de Kim Zupan, Les arpenteurs.

Le jeune Valentine Millimaki a grandi. Il est devenu l’adjoint du shérif du comté de Copper, dans un bled perdu du Montana.
Il passait son temps à enquêter sur des délits ruraux et endurait son quota d’heures requises dans le vieux bâtiment de la prison adjacent au tribunal du comté, un édifice sombre en blocs de grès érigé par des maçons croates où, dans les premiers temps, avaient été incarcérés des trafiquants de bétail et des voleurs de chevaux. Mais il préférait le travail sur le terrain, au grand air, avec son chien de berger de trois ans, à pister les disparus dans la forêt, la broussaille, les canyons abrupts, des terres vierges, ces coins oubliés ou non référencés sur les cartes qui ne donnaient qu’une vague approximation de notre place dans le monde.
Dernièrement, Millimaki ne retrouve que des morts. Arrivé trop tard, encore. « Sa vie ressemblait à celle des prisonniers dans leurs cages. » Il ne dort plus, ses collègues l’énervent, son mariage avec Glenda s’effrite.
Quel genre de terreau avait-il donné à Glenda? Une maison de trois pièces au bout d‘une mauvaise route. Mille deux cents dollars par mois, une Datsun vieille de onze ans et des bûches de pin pour chauffer la maison. Voilà ce qu’il lui avait apporté. Une cuisine brûlante, des mouches sur le rebord des fenêtres, une porte d‘entrée qui ne fermait qu‘à moitié et qui se trouvait bloquée par la neige une bonne partie des matins d‘hiver, des bottes maculées sur une route impraticable. Lui, avec son compagnon meurtrier, ses foutus mille deux cents dollars par mois et son service de nuit. Et son cortège de cadavres – pareil à sa famille, avait-elle dit. Ou à des amants. […] Le peu qui restait disponible de lui-même, il l‘avait consacré aux morts. Elle avait raison – les morts étaient plus faciles.
Collectionner les morts, John Gload en a l’habitude. Ce vieux septuagénaire tue comme il respire! Toute sa vie, il aura semé des cadavres dans tout l’État sans jamais se faire prendre. Jusqu’à ce qu’il commette une bévue et se fasse pincer. Les leçons de vie que Gload et Millimaki ont tirées sont bien différentes. Les chemins qu’ils ont pris sont radicalement opposés: l’un a cherché à éliminer des vie alors que l’autre s’emploie à en sauver — souvent sans succès. John Gload se fait mettre la main dessus sur ses derniers milles de vie. Il est détenu en attente de son procès. Mais pour être jugé, il doit d’abord passer aux aveux. Avant de rencontrer Millimaki, il demeure bouche close.
Millimaki se retrouve à faire le quart de nuit à la prison, devenant malgré lui le geôlier du vieux aux mains disproportionnées qui fume comme un pompier. Millimaki se révèle la carte maîtresse de son chef pour soutirer des aveux au meurtrier, au grand dam de ses collègues jaloux.
Au fil des nuits, le meurtrier et son geôlier développent une troublante complicité. Leur relation avait pris l’allure de celle d’un prêtre et de son ouaille en confession, les rôles indéfinis et changeants. Chacun se livre, se libère des fantômes qui les gardent éveillés.Ce va-et-vient donne son rythme au roman, de la lumière à l’obscurité, de la parole libérée à l’écoute, du présent de Millimaki, ouvert à tous les vents, au passé cadenassé de Gload.
Dans un rythme lent, hypnotique, Kim Zupan trace le portrait de deux âmes en perdition, qui s’écoutent et se renvoient l’écho de leur vie. De la scène d’ouverture au dénouement, la boucle est admirablement bouclée. Kim Zupan signe un premier roman remarquable. Il plante son décor dans un Montana sauvage, impitoyable, où les hommes cherchent à travers la contemplation des grands espaces des réponses aux tourments de leur âme. Ses personnages, tous deux amoureux de la nature, savent lire dans un souffle d’air, une variation de la lumière ou l’envol d’un oiseau. Ils se reconnaissent fils d’une terre à la fois aride, ingrate et belle à couper le souffle.
Une écriture exceptionnelle — magnifiquement rendue par la traductrice. Un talent brut. Encore une belle prise des éditions Gallmeister, extraite des réserves du Montana.
Les arpenteurs, Kim Zupan, trad. Laura Derajinski, Gallmeister, 2014, 280 p.
© unsplash | Matthew Ansley