Il y a un peu plus de trente ans, un jour de juin au coucher du soleil – sur un versant de montagne dans le Marin County, Californie -, un homme s’est approché de moi, tenant dans ses mains un bout de corde à piano avec l’intention de mettre fin à mes jours. J’avais quatorze ans et il avait déjà tué beaucoup d’autres filles… C’est à ma soeur que je dois d’être ici pour raconter ce qui s’est passé ce soir-là. Par deux fois, ma soeur m’a sauvée, alors que moi, je n’ai pas su la sauver. Voici notre histoire.

C’est ainsi que débute le récit de Rachel, raconté une trentaine d’années après les faits. Rachel est devenue une célèbre romancière. After Her est son dernier roman en date, comme il est celui, à ce jour, de Joyce Maynard, inspiré de faits et de personnages réels.
En juin 1979, Rachel et sa sœur cadette Patty ont 13 et 11 ans. Après le départ de leur père policier et la dépression de leur mère qui ne cesse de faire des allers-retours entre sa chambre et la bibliothèque municipale, les deux sœurs sont livrées à elles-mêmes. Elles regardent la télé par la bai e vitrée des voisins et vagabondent dans la montagne. Cette montagne est leur terrain de jeux et d’observations, lieu de toutes les aventures, réelles et imaginaires. Elle les attire, aimantées qu’elles sont par cet espace de liberté. Cet été 1979, tout se détraque, s’assombrit. L’été des filles se teinte d’obscurité lorsque l’Étrangleur du crépuscule viole et tue des jeunes femmes. La montagne devient zone interdite. L’inspecteur Torricelli, le père des deux sœurs, est chargé de l’enquête.
Sans indices concluants, sans témoins pertinents, l’enquête piétine vite, et ce, malgré l’aide que les deux sœurs tentent d’apporter à leur père. Tandis que le fantôme du tueur en série gangrène les esprits, que tout le comté est dans un état de panique, le père idolâtré se voit retirer l’enquête. C’est pour lui le début de la fin. Hanté par son échec et ses conséquences, il perd de sa prestance, se recroqueville, maigrit. Pour sauver l’honneur de leur père et lui redonner le sourire, les deux soeurs ne baissent pas les bras.
Dit ainsi, on pense à un roman policier, le récit d’une chasse à l’homme. Et pourtant… Plus que le titre français L’homme de la montagne, le titre original After Her exprime beaucoup mieux de quoi il est vraiment question dans le roman. Her: Patty, la petite soeur de Rachel. Dès les premières pages, on est averti: si Patty a pu sauver la vie de sa grande soeur à un moment de leur vie, il n’y a pas eu de réciproque… Magnifique roman sur l’adolescence, L’homme de la montagne présente aussi un très beau portrait de père, même défaillant. L’amour et la dévotion des deux soeurs pour ce père si imparfait, la complicité qui unit ces deux ados coriaces laissent sans mots. Une histoire de famille complexe où les fils romanesques s’entremêlent avec ceux du polar. Un roman lumineux, malgré le sujet éprouvant. De superbes passages très évocateurs: un père qui arrache un cheveu du crâne de sa fille pour le transformer en araignée entre ses doigts. Deux filles qui enfilent pour la première fois les robes imprimées de chatons jaunes offertes par leur belle-mère. Autant de trouvailles qui font de ce roman un grand moment de lecture.
De but en blanc, Patty me posa la question: si être une fille populaire signifiait attendre sans bouger que sèche son vernis à ongles, ou écouter Teddy Bascom décrire le moindre de ses mouvements au karaté, si être impopulaire permettait de choisir entre se balancer à une liane pendant à une branche d’arbousier, dévaler la montagne en roulés-boulés, ou traînasser avec sa soeur dans la cabine rouillée d’un camion avec un sac de crackers et un cahier ou écrire des histoires pour les lire ensuite à haute voix – faisant rire sa soeur si fort qu’on l’entendait probablement du bas de la montagne -, alors qu’y avait-il de si génial à être populaire? Ou de si affreux à ne pas l’être?
Il m’arriva alors quelque chose d’étrange: une soudaine flambée d’amour pour celle à qui je ne pensais pas souvent – ma propre mère, qu’on pouvait taxer de négligente, mais qui ne me disait jamais comment m’habiller, ne m’emmenait jamais chez le pédicure avec elle, ni n’essayait de me faire embaucher chez les pom-pom girls. En ce moment, elle devait se trouver à la bibliothèque, cherchant de nouveaux livres d’obscurs gourous indiens ou un recueil de poèmes de Sylvia Plath. Peu importait d’ailleurs. J’ai compris ce jour-là qu’en nous laissant libres de nos choix, ma soeur et moi, elle nous avait fait un grand cadeau. Patty et moi n’appartenions à personne qu’à nous-mêmes.
Une écriture toute en finesse, une prose dépouillée admirablement bien rendue par la traduction de Françoise Adelstain. Un roman envoûtant. J’ai lu, de Joyce Maynard, Baby Love. Je n’avais pas été particulièrement emballée. Mais avec L’homme de la montagne, je suis conquise.
L’homme de la montagne, Joyce Maynard, trad. Françoise Adelstain, Philippe Rey, 2014, 320 p.