Ouf! Pour une surprise, ç’en est toute une. J’étais loin de me douter que je lirais ce genre d’histoire sous la plume de Grégoire Delacourt. Exit la légèreté et la bouffée d’air frais de La liste de mes envies, son roman le plus populaire dans lequel une couturière gagne le gros lot. Avec On ne voyait que le bonheur, le monsieur fait dans le lourd. Et franchement, ce n’est pas pour me déplaire.
On ne voyait que le bonheur est une histoire sombre, âpre, prenante. Une histoire scindée en trois parties aussi bouleversantes les unes que les autres.

Antoine est un pauvre type. Il n’a pas confiance en lui, passe son temps à hésiter, s’en veut de ses mille et une lâchetés. Agent d’assurances dans le nord de la France, fin trentaine, sa vie se déglingue, part en lambeaux. Dans la première partie du roman, la plus noire, Antoine s’adresse à son fils Léon. Il revisite son passé. Il lui raconte son enfance sans amour, les drames qui l’ont jalonnée, son amour pour Nathalie, la trahison, la perte d’emploi. Et la Nuit fatale.
Dans la deuxième partie, plus lumineuse, Antoine s’exile sur la côte ouest du Mexique. Après avoir épuisé tout son argent, il fait le ménage dans un hôtel. Petit à petit, il se reconstruit, fait de nouvelles rencontres, apprend à aimer.
La troisième partie met en scène Joséphine, la fille d’Antoine. Les chapitres alternent entre le journal intime et les mots adressés au père, le Chien. Elle raconte son cri de révolte, l’égoïsme et l’indifférence de la mère, la haine du père, la résilience. Pour commencer à vivre, elle doit comprendre le geste qu’a posé son père. Elle va apprendre à vivre par ce qu’elle est, plus par ce qu’elle a vécu.
Grégoire Delacourt signe ici son roman le plus ambitieux, le plus fort, le plus profond. Tout le tragique d’une vie se retrouve dans ce roman: mort de la petite soeur, déchéance sociale de la mère, cancer, chômage, hôpital psychiatrique, et même des plombiers arnaqueurs… La vie avec toutes ses cruautés et ses tourments. Le style est abrupt, percutant. L’écriture est concise, dépouillée, taillée au couteau, sans artifices inutiles. Les chapitres sont brefs, tout d’un souffle. Malgré quelques clichés éculés ci-et-là – on ne sait ce qu’est le bonheur que lorsqu’on le perd; la vie vous donne toujours une seconde chance, etc. – ce roman prend à la gorge, malmène et secoue. Le chapitre intitulé 1000, page 244, est terrible, bouleversant.
Si La liste de mes envies est un roman anti-déprime, On ne voyait que le bonheur est loin d’être un antidépresseur! À ne pas lire pour y trouver un réconfort, mais plutôt pour mieux comprendre l’envers des apparences. Un roman d’une beauté cruelle imparable qui ne sera pas oublié de sitôt.
Un jour, je lui ai demandé de m’apprendre à pêcher. Nous avions des étangs poissonneux à Masnières, à quelques kilomètres de chez nous. Truites, gardons, goujons. Il a poussé un soupir. Il y a deux poissonneries en ville, m’a-t-il dit. Mais papa, ai-je insisté, on va y aller avec l’école dans deux semaines, je n’ai jamais pêché, je vais encore me taper la honte.
Ce n’est pas ça la honte, Antoine.
J’ai explosé. J’ai crié. La honte, c’est toi, c’est toi! J’entends encore ma voix fluette, tremblante, un moineau, c’est toi! c’est toi!, s’écorcher aux murs de notre cuisine. J’ai crié plus fort encore. J’aurais préféré que ce soit toi qui partes!
Ses mains ont alors caché son visage. Ses épaules se sont affaissées doucement. Sa spécialité. J’ai alors eu terriblement honte de lui, et je me suis juré de n’être jamais un père comme lui.
Je fus pire.
On ne voyait que le bonheur, Grégoire Delacourt, JC Lattes, 2014, 360 p.
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