Seul entouré de chiens qui mordent contient plus d’une centaine de microfictions. Si tu l’ignores, une microfiction est une nouvelle très brève; une, deux, trois pages tout au plus. Régis Jauffret et ses deux tomes de Microfictions, plus de mille histoires courtes. Ça te dit quelque chose? De ces microfictions-là, je me suis retrouvée la langue pendante, essoufflée après une vingtaine de nouvelles. Pas d’essoufflement avec David Thomas. Même que c’était difficile de m’arrêter. Une nouvelle, pis une autre et encore une autre. Pis une petite dernière avant de tâter l’oreiller et de fermer l’œil. Ça commence ainsi:
Ce sont des mots que l’on a entendus derrière une porte et qui nous invitent dans l’intimité des autres. C’est la tête que l’on tourne vers un éclat de rire dans la rue. […] Le hoquet de tristesse d’une fille apprenant une mauvaise nouvelle au téléphone et qui sort du magasin pour pas qu’on la voit pleurer et que l’on voit pleurer sous un platane quand on sort du magasin. C’est une inspiration plus profonde que la normale, une porte fermée brutalement, des pas pressés. C’est la phrase glissée dans une conversation, une phrase qui ne paie pas de mine, prononcée comme on dit ça comme ça et dont, pourtant, on se souviendra toute sa vie. C’est le bruit que font les autres sur le fil des secondes.

Cette nouvelle, la toute première, est un peu particulière, désincarnée, « désancrée ». Elle présente ce que les autres nouvelles ancreront dans le concret de la vie. Inoubliable, cette dernière émotion d’une dame de quatre-vingt-huit ans; émouvante, cette poignée de porte dérobée par un homme; touchantes: la mort d’une ancienne flamme, la mère au bout du rouleau, le bout de trottoir marquant… Des fenêtres ouvertes, des portes entrebâillées sur l’absurdité de la vie, la solitude, les petites et grosses déceptions, les désillusions, l’usure. Les uns barbotent avec le courant pour se maintenir à la surface. D’autres se croient très forts et essayent d’aller à contre-courant, mais finissent par renoncer. Chacun se donne les moyens qu’il peut pour rendre la vie supportable. Arriver, avec autant de concision et d’acuité, à dépeindre un monde, à passer des vies au tamis m’impressionne. La fulgurance d’une image, l’aplomb d’une réplique, l’ironie dans le détour, l’humour mordant, le pincement au coeur. La phrase aiguisée taillade les mesquineries, l’hypocrisie et les faux-semblants. Il y a un bout de moi entre ces pages. Un bout de toi, aussi. Si plusieurs nouvelles ne laisseront pas de traces dans mes souvenirs, une dizaine laisseront une marque. J’ai presqu’envie d’arracher les pages de mes nouvelles préférées et de les faire relier en un petit recueil à mon goût.
Les bibliothèques sont comme les empreintes digitales, il n’y en a pas deux identiques au monde. Quand bien même deux ou trois contiendraient pratiquement les mêmes livres, au moins un ferait la différence. J’aime bien cette idée que pas deux parois de livres ne se ressemblent parce que rien ne contient autant d’intimité qu’une bibliothèque. La mienne s’est adaptée à mes déménagements, à mes ruptures, à mes époques. Certains livres sont là depuis quarante ans, d’autres se sont fait une place de choix, d’autres, je ne saurais l’expliquer, ont survécu aux purges des cartons et du manque de place.
L’enthousiasme de Noukette contrebalance l’exaspération de Littéraflure.
Seul entouré de chiens qui mordent, David Thomas, De l’Olivier, 2021, 258 p.