Ils ne connaissaient pas cet endroit ni son mode de vie, ils se connaissaient mal l’un l’autre. Roy avait treize ans cet été là, l’été suivant son année de cinquième à Santa Rosa, en Californie, où il avait vécu chez sa mère, avait pris des cours de trombone et de foot, était allé au cinéma et à l’école en centre-ville. Son père avait été dentiste à Fairbanks. Ils s’installaient à présent dans une petite cabane en cèdre au toit pentu en forme de A. Elle était blottie dans un fjord, une minuscule baie du Sud-Est de l’Alaska au large du détroit de Tlevak, au nord-ouest du parc national de South Prince of Wales et à environ quatre-vingts kilomètres de Ketchikan. Le seul accès se faisait par la mer, en hydravion ou en bateau. Il n’y avait aucun voisin. Une montagne de six cents mètres se dressait juste derrière eux en un immense tertre relié par des cols de basse altitude à d’autres sommets jusqu’à l’embouchure de la baie et au-delà. L’île où ils s’installaient, Sukkwan Island, s’étirait sur plusieurs kilomètres derrière eux, mais c’étaient des kilomètres d’épaisse forêt vierge, sans route ni sentier, où fougères, sapins, épicéas, cèdres, champignons, fleurs des champs, mousse et bois pourrissant abritaient quantité d’ours, d’élans, de cerfs, de mouflons de Dall, de chèvres de montagne et de gloutons.
Une île perdue à l’extrême sud-est de l’Alaska. Sauvagement isolée. De la forêt partout, des montagnes escarpées et beaucoup d’eau. Une île sur laquelle Jim, la quarantaine, a acheté une maison. Une cabane rudimentaire, plutôt. C’est là qu’il décide d’emmener son ado, Roy, pour y vivre une année.
Roy vit en Californie avec sa mère et sa soeur depuis que ses parents ont divorcé. Son père, il ne le voit pas souvent. Jim a réussi à convaincre son fils et son ex-femme de l’intérêt de cette fabuleuse aventure, de ce retour aux sources, pour se retrouver, pour mieux se connaître. Ce qui commence comme une agréable robinsonnade se transforme en un cauchemar à l’état pur. À peine installé, un ours saccage leurs provisions et leur habitat de fortune. Puis ce seront l’humidité, le froid, le sentiment croissant d’isolement, l’incommunicabilité, le désespoir galopant de Jim. L’hiver s’en vient. Il faut vite penser à l’essentiel: couper du bois pour se chauffer, pêcher, chasser. Malgré l’extraordinaire beauté du paysage, le séjour vire au cauchemar. Et arrive la page 113. Cette implacable, inoubliable page 113. (Chez David Vann, il y a toujours une page marquante entre toutes, LA page où tout bascule, inattendue, violente, irréparable.) Knock-out. Sur le cul.
Sukkwan Island a été le premier roman de David Vann que j’ai lu. Depuis, il y a eu Désolation, puis Impurs. Chaque fois, j’ai peine à m’en remettre. Chaque fois, je plonge dans le même malaise glaçant, étouffant, suffocant. Chaque fois, j’en redemande. Exceptionnel conteur de la noirceur humaine, David Vann a le don d’explorer les relations humaines complexes, de décrire des climats oppressants, étouffants et violents. David Vann dédicace ce roman à son père, qui s’est suicidé. Difficile de ne pas faire de parallèles…
Sukkwan Island, David Vann, trad. Laura Derajinski, Gallmeister, 2010, 200 p.
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