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Tropismes · Nathalie Sarraute

Il n’y a pas de hasard. Ce roman de Nathalie Sarraute est tombé à point. Je garde une impression marquante de Portrait d’un inconnu, lu il y a plus de trente ans. J’ai eu envie de lire Tropismes. Je l’ai lu, et pas à la légère. Je l’ai lu trois fois d’affilée. Une première fois, en le dévorant. Une deuxième, en pesant chaque mot. Et une dernière, en comprenant le sens de tous ces mots mis bout à bout. Je n’ai ni le souci ni l’envie de te jaser de l’importance de ce roman et du mouvement littéraire dans lequel il s’inscrit. D’autres s’y sont attelés avec brio. À la place, je vais te dire deux mots sur les tropismes, ou plutôt sur ce qu’ils sont.

Ce sont des mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver, et qu’il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence.

De ce que j’en comprends, ou plutôt en retire, c’est comme le signifiant et le signifié. L’objectivité est un leurre. Les mots, tous les mots, résonnent de façon différente pour chacun de nous. Chaque mot vient, pour chacun, avec son bagage. Le mot « mère », par exemple, a une résonnance différente pour toi et moi.

Chez Nathalie Sarraute, les personnages n’ont pas de nom. Ils sont il, elle. Elle ne se préoccupe pas d’eux, ni de leur vie. Elle ne fait pas dans l’analyse comme le fait Proust. Les vingt-quatre courts textes de Tropismes contiennent l’embryon de tout ce que l’auteure a ensuite développé dans ses romans.

Il fallait leur répondre et les encourager avec douceur, et surtout, surtout ne pas leur faire sentir, ne pas leur faire sentir un seul instant qu’on se croyait différent. Se plier, se plier, s’effacer: « Oui, oui, oui, oui, c’est vrai, bien sûr », voilà ce qu’il fallait leur dire, et les regarder avec sympathie, avec tendresse, sans quoi un déchirement, un arrachement, quelque chose d’inattendu, de violent allait se produire, quelque chose qui jamais ne s’était produit et qui serait effrayant.

Et elles parlaient, parlaient toujours, répétant les mêmes choses, les retournant, puis les retournant encore, d’un côté puis de l’autre, les pétrissant, les pétrissant, roulant sans cesse entre leurs doigts cette matière ingrate et pauvre qu’elles avaient extraite de leur vie (ce qu’elles appelaient « la vie », leur domaine), la pétrissant, l’étirant, la roulant jusqu’à ce qu’elle ne forme plus entre leurs doigts qu’un petit tas, une petite boulette grise.

Ils étaient laids, ils étaient plats, communs, sans personnalité, ils dataient vraiment trop, des clichés, pensait-elle, qu’elle avait vus déjà tant de fois décrits partout, dans Balzac, Maupassant, dans Madame Bovary, des clichés, des copies, la copie d’une copie, pensait-elle. Elle aurait tant voulu les repousser, les empoigner et les rejeter au loin. Mais ils se tenaient autour d’elle tranquillement, ils lui souriaient, aimables, mais dignes, très décents, toute la semaine ils avaient travaillé, ils n’avaient toute leur vie compté que sur eux-mêmes, ils ne demandaient rien, rien d’autre que de temps en temps la voir.

Tropismes m’a fait une forte impression; une impression impalpable, difficile à expliquer. Paradoxalement, jamais je te recommanderais de le lire. J’ai comme l’impression que ce roman n’a pas un sens. Il a le sens qu’on lui accorde, qu’on daigne lui donner.

Tropismes, Nathalie Sarraute, Minuit, 2012 [1957], 96 p.

Rating: 4 out of 5.

15 comments

  1. ah c’est mieux quand on peut 😉 j’ai toujours entendu parler de ce roman, mais bizarrement je ne sais pas .. enfin, pas mon truc ces temps-ci mais tant mieux si ça t’a plu ! j’espère que tu as réussi à passer le cap suite à notre conversation 🙂 de mon côté il me reste 356 pages !

    1. On peut toujours! C’est moi qui manque de vigilance pour décrocher le crochet! Sarraute ne sera jamais ton truc, mon amie. Et ce n’est pas plus mal. J’ai passé le cap. Je suis embarquée dans une grande aventure qui, au final, équivaudra à la tienne en nombres de pages, voire même un peu plus. Je suis, par contre, dans le contemporain norvégien. Tu devines?

  2. Nathalie Sarraute, ce fut une lecture de jeunesse lorsque j’étais étudiante en lettres. Aujourd’hui, ça ne m’attire plus du tout.

    1. Une lecture obligatoire? Si oui, quel titre mettait-il au programme?
      Je comprends qu’elle n’attire pas. J’ai l’impression qu’il en est de même pour tous les auteurs du nouveau roman. Peut-être redeviendront-ils «à la mode» dans une vingtaine d’années? Ou pas!

  3. Je l’ai lu moi aussi récemment, mais j’ai été beaucoup moins réceptive que toi. À part quelques bribes attrapées ici et là, la plupart de ces textes m’ont glissé entre les doigts. Je n’en ai même pas parlé sur Instagram, parce que je ne savais vraiment pas quoi en dire.

      1. Une lecture commune proposée par une instagrameuse @idaculturemoi (#lacitédesautrices) qui choisissait un titre par mois extrait du numéro hors série de Lire magazine Femmes de lettres, 101 auteures essentielles. Je connaissais Sarraute de réputation comme figure du nouveau roman. Comme depuis l’année dernière je découvre et aime beaucoup Duras, je pensais que ça pourrait le faire aussi avec Sarraute. Mais non.

        1. Merci de ta réponse éclaicissante!
          J’aime aussi beaucoup Duras. Il y a un monde entre ces deux auteures. Deux démarches très différentes…

  4. J’ai étudié Enfance de Sarraute quand j’étais au lycée mais il ne m’en reste pas grand chose aujourd’hui. Il faudrait que je tente de renouer avec cette autrice.

    1. C’était donc une lecture obligatoire? Était-ce la seule auteure du Nouveau roman a être à l’étude?
      On en entend très peu parler, aujourd’hui. Si on compare, par exemple à Duras et Sagan…

  5. j’ai souvent eu envie de le lire mais il m’effraie aussi pour les raisons que tu cites, pas de sens…

  6. Ah, tiens, cela me rappelle des souvenirs 🙂 J’ai lu son Enfance au lycée, il me semble que cela devait être pour le bac, un thème Récits de vie, j’avais lu l’Amant de Marguerite Duras et Les mots de Sartre, je ne me rappelle plus des autres. Et côté Nouveau roman, on avait lu aussi La jalousie d’Alain Robbe-Grillet. Je me souviens d’une histoire de lézard sur un mur. Il me semble que les romans de Beckett, Malone meurt etc sont de la mouvance, ceux-là je les ai vraiment beaucoup aimés. J’essayerai ce Tropismes à la bibli, pour voir si cela me parle, plus de trente an après !

    1. Votre parcours scolaire littéraire est infiniment plus riche que le nôtre. Récits de vie… C’est d’une grande richesse. Ici, on nivelle par le bas, tenant pour acquis que les étudiants n’aiment pas lire à la base. Décevant. Malgré mon parcours universitaire littéraire, je n’ai jamais eu à lire ces auteurs que tu nommes. Heureusement, ma curiosité m’a amené vers eux. Il y a eu des rencontres foudroyantes (Beckett, Duras) et d’autres marquantes (Sartre et sa Nausée, par exemple. Je n’ai jamais lu Alain Robbe-Grillet. Il m’intrigue, ce lézard… Histoire à suivre! Quant à Tropismes, tu n’as rien à perdre Il marque ou indiffère. Rien entre les deux. Je pense qu’il est très différent (plus obscur) que Enfance.

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