Franklin Starlight grandit sur une ferme en Colombie-Britannique. Auprès de Bunky, le vieil homme qui l’a élevé, il mène une vie paisible. À seize ans, il a quitté l’école dès qu’il a atteint l’âge légal. La routine sur la ferme, les chevaux et quelques longues escapades en forêt suffisent à le rendre heureux.

Il trouvait son bonheur dans le travail de la ferme et sa joie dans les chevaux ainsi que dans les étendues infinies des pays d’en haut. […] Il ne s’intéressait pas aux livres et là où il passait le plus clair de son temps libre, nul besoin de grandes idées, théories ou paroles, et s’il était taciturne, cela lui convenait. Il entendait les symphonies du vent sur les crêtes, et les cris stridents des faucons et des aigles étaient pour lui des arias; le grognement des grizzlys et le hurlement perçant d’un loup contrastaient avec l’œil impassible de la lune. Il était indien. Le vieil homme lui avait dit que c’était sa nature et il l’avait toujours cru. […] Le vieil homme lui avait fait don de la terre à partir du moment où il avait été capable de s’en souvenir, et il lui avait montré comment la traiter, l’honorer.
Eldon se pointe à la ferme, à l’occasion. Frank le voit pour la première fois lorsqu’il a cinq ans. Il apprend que cet homme est en fait son père deux ans plus tard. Eldon est un alcoolique fini. Lorsque Frank est assez grand pour rendre visite à son père, en ville, leurs rencontres sont plus catastrophiques les unes que les autres. Lorsque Eldon fait venir Frank à son chevet, dans sa petite chambre miteuse, pour lui demander un immense service, il ne lui reste plus longtemps à vivre. Son foie est bousillé, fini. Ses jours sont comptés. Son dernier souhait, c’est que son fils l’amène sur une crête de montagne et, une fois mort, l’enterre assis, face à l’est, comme un guerrier. À contrecoeur, Frank finit par accepter. Père et fils se mettent en route. La progression est périlleuse. Le froid, la pluie, les grizzlys rôdent. À mesure qu’il progresse, assis de peine et de misère sur la jument de Frank, Eldon s’affaiblit.
Ce chemin de croix est l’occasion, pour Eldon, de se raconter à son fils, de s’expliquer, de se repentir. Au gré de leurs pas, les souvenirs remontent à la surface. Et c’est là que toute la magie du roman opère. D’homme lamentable, exécrable, Eldon se transforme en Homme. L’avalanche d’épreuves qui s’est abattue sur lui l’a détruit. Il a bu pour oublier. Pour survivre. C’est toute sa culpabilité et sa lâcheté qu’il a noyées dans la gnôle. Pour Frank, c’est une partie de sa propre histoire qui lui est révélée. Et c’est aussi le seul héritage que lui lègue son père.
Il réfléchit à tout ce qui lui avait été dit. C’était terrible, mais il en avait eu plus qu’il n’en avait eu jusque-là. Ça lui paraissait étranger, comme s’il avait écouté l’histoire d’un autre. L’homme squelettique qui dormait devant lui semblait n’avoir rien de commun avec l’homme qui avait évolué dans l’histoire qu’il avait racontée. Il se demanda comment le temps agissait sur un être. Il se demanda à quoi il ressemblerait dans quelques années et quel effet cette histoire aurait sur lui. Il espérait qu’elle aurait comblé le vide en lui, mais tout ce qu’il ressentait c’était la vacuité et la peur qu’il n’y ait rien pour combler cette béance.
Je n’avais aucune attente en ouvrant Les étoiles s’éteignent à l’aube. Et, au final, c’est un très grand roman que j’ai lu, de ceux qui vous virent à l’envers, vous font réfléchir et remettent en questions vos a priori. Richard Wagamese est un conteur extrêmement doué. Il manie l’art de la nuance avec un doigté d’orfèvre. Aucun manichéisme à l’œuvre entre ces pages (du genre bon fils-mauvais père), aucun apitoiement. Les portraits d’hommes sont riches et complexes, profondément humains. Wagamese ne prend jamais parti. Il est impossible de condamner Eldon, aussi exécrable et lamentable soit-il. Bunky, le vieil homme, se révèle aussi un personnage fascinant. Quel rôle joue-il dans la vie des Starlight? Pourquoi a-t-il accepté de s’occuper du bébé d’Eldon et de l’élever comme son propre fils? Bien que non autochtone, le vieil homme a toujours tenu à enseigner à Frank les coutumes et traditions des Ojibwés. Le style de Richard Wagamese, traduit par Christine Raguet, est fluide, puissant. L’arrière-pays de la Colombie-Britannique, grandiose et sauvage, est admirablement décrit. Finalement, la petite histoire d’Eldon rejoint la grande Histoire des peuples autochtones: déchéance sociale, ostracisme, pauvreté. Perte de repères, coupure de racines. Et avec Frank – et les jeunes générations -, c’est l’espoir d’un équilibre retrouvé qui jaillit. Un roman d’une émouvante beauté. J’en suis encore sans voix.
Les étoiles s’éteignent à l’aube, Richard Wagamese, trad. Christine Raguet, Zoé, 2016, 288 p.
© unsplash | Jake Nackos
Comme une furieuse envie de le lire. Hop, sur ma liste de livres à trouver!
Comme j'aime ces histoires de beaux textes qui sortent (enfin!) un jour de l'oubli grâce à l'oeil affûté d'un éditeur bienveillant. Richard Wagamese a publié so premier roman il y a tout juste 20 ans et voilà seulement aujourd'hui qu'on se décide à traduire en français le dernier en date (2014). Ce que tu en dis me donne une furieuse envie de le découvrir, tout comme la maison d'édition qui l'a signé en français (et tu vas être encore plus heureuse de savoir que ce n'est pas 7 mais 11 romans que Wagamese a publié !!! 😉 )
Déjà repéré, j'ai de plus en plus envie de le lire !
Ok ! Je vais me précipiter sur ses romans. Et celui-là on ira l'acheter ensemble !! Très beau billet et tu sais que le sujet me parle vraiment !!
Ce roman est vraiment très beau 🙂
Il sera dans ma valise au retour !
Un écrit qui m'intéresse doublement.
J' irai découvrir ce roman, il a l'air si beau. Et les éditions Zoé sont une précieuse maison. Merci pour ton billet
Oh oui. Celui-ci, il ne fait pas le manquer! Tu m'en redonneras des nouvelles.
11 romans? C'est décidé: si fin 2017, aucune nouvelle traduction n'est publiée, je m'inscris à un cours d'anglais accéléré pour pouvoir lire son oeuvre en anglais!Et chapeau aux éditions Zoé pour l'initiative.
Oui, précipite-toi sans aucune hésitation!
N'est-ce pas? Une merveilleuse découverte, en ce qui me concerne. J'espère que le reste de son oeuvre sera aussi traduite.
Tu vas adorer, j'en mettrais ma main au feu!
J'y compte bien!
Je dirais même triplement! Tu vas adoré ce roman, Suzanne. J'en suis certaine!
C'est le premier roman que je lis publié chez Zoé. Après ce coup de coeur, je compte bien découvrir leur catalogue…
véritable coup de cœur pour moi aussi ….. conseillé par mon libraire …..
Heureuse de l'apprendre et de partager ce coup de coeur.Ton libraire est de très bon conseil!
Pour une plongée en Colombie-Britannique, c'est le livre qu'il me faut. Ça se dit comment crisse de calisse en autochtone 😀 ?
Ah, Bison, je sens que cette plongée dans les montagnes de la Colombie-Britannique te plairait en estie, et ce, même si la gnôle n'est pas de première qualité! Ça ressemble plus à de la robine qu'à un grand cru. Mais pour l'histoire, ça chavire, fort, ça, c'est garanti.Pour le crisse de calisse en autochtone… Maudite bonne question, ça!
J'aime beaucoup les éditions Zoé mais j'avais complètement zappé ce titre. D'habitude je suis plutôt branchée sur leurs traductions de romans sud-africains où il y a aussi de vraies pépites, mais le Canada, pourquoi pas. Vu ton billet, je vais devoir réparer cette erreur, surtout s'il y a un coco (même en arrière plan) dans l'histoire.
De mon côté, c'est une première incursion dans le catalogue des éditions Zoé. Je suis aussi friande de littérature sud-africaine. Un titre à me conseiller dans leur catalogue?
Dernièrement, j'avais bien aimé Ninive d'Henrietta Rose-Innes (http://unmomentpourlire.blogspot.ch/2014/07/ninive-dhenrietta-rose-innes.html). Et sinon, j'aime beaucoup les livres de Max Lobe, africain établi à Genève.
Je suis allée lire ton billet. Il me semble très bien, ce roman. Je note \ »Ninive\ ». Je vais allée voir plus loin pour Max Lobe. Merci pour ces conseils, Zarline. J'apprécie!