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L’oeil le plus bleu · Toni Morrison

Ça se passe dans les années 1940, à Lorrain, en Ohio. Claudia MacTeer et sa sœur Frieda viennent d’une famille pauvre dans laquelle l’affection fait défaut, faute de moyens et de temps. Leur complicité leur permet de mener leur barque la tête hors de l’eau. Lorsque Pecola Breedlove débarque chez elles pour un temps, après que son père ait mis le feu à leur baraque, les sœurs MacTeer oscillent entre la pitié et le rejet. Il faut dire que Pecola fait peine à voir. «Une petite fille très laide qui demandait la beauté.» Elle porte le malheur du monde sur ses épaules.

Sa douleur me révoltait. Je voulais l’aider à s’ouvrir de nouveau, enfoncer un bâton dans ce dos voûté et courbé, l’obliger à se tenir droite et à cracher toute sa misère dans la rue. Mais elle la gardait en elle, d’où elle remontait jusqu’à ses yeux.

Pecola veut des yeux bleus, «les yeux les plus bleus du monde». Avoir des yeux bleus n’est-il pas synonyme d’être aimé, remarqué? Des yeux bleus, des cheveux blonds et une peau blanche comme le lait… Si elle était blanche, sa mère, bonne chez une famille riche, lui accorderait sans doute l’attention et l’affection qu’elle offre à la petite gamine gâtée pourrie. Le rêve de Pecola se transformera en cauchemar. Un véritable cauchemar devant lequel les sœurs MacTeer assistent, impuissantes.

L’amour ne vaut jamais mieux que celui qui aime. Les gens méchants aiment méchamment, les gens violents aiment violemment, les gens faibles aiment faiblement, les gens bêtes aiment bêtement, mais l’amour d’un homme libre n’est jamais sûr. Il n’y a pas de cadeau pour l’être aimé. Seul celui qui aime possède son don d’amour.

Ma première incursion dans l’univers de Toni Morrison s’est révélée à la hauteur de mes attentes. L’œil le plus bleu est divisé en quatre parties pour quatre saisons (automne, hiver, printemps et été). L’intrigue évolue par la voix de Claudia. Quelques chapitres présentent la vie de la mère et du père de Pecola, permettant de mieux comprendre l’origine de la famille Breedlove. Si, au début, je me suis égarée dans les dédales de la narration, je n’ai pas pris de temps à retomber sur mes pattes. La litanie obsédante («Voici la maison»), qui revient ici et là comme un chant incantatoire, trouble et ensorcelle. Les personnages sont pittoresques et plus vrais que nature (ah, ces prostituées au grand cœur!).

Derrière l’histoire d’une enfance écorchée, L’œil le plus bleu lève le voile sur le racisme ordinaire, son intégration par ceux qui en sont victimes, sur l’invisibilité des Noirs et sur le poison des normes sociales. Je suis tombée sous le charme de la prose de Toni Morrison. Chaque mot résonne, pèse son poids. La musicalité de la langue, très bien traduite, envoûte. Les images sont d’une rare acuité, les métaphores frappent. Que dire de celle-ci: «Nous avons descendu des rues bordées d’arbres avec des maisons grises, penchées comme des dames fatiguées…»?

Un roman rempli de pages d’une beauté incandescente, malgré la dureté du propos. Une lecture choc, à marquer d’un ruban rouge dans ma bibliothèque.

L’œil le plus bleu, Toni Morrison, trad. Jean Guiloineau, 10-18, 1994 (éd. originale: 1970), 218 p.

Rating: 4 out of 5.

24 comments

  1. J'ai moi aussi sauté à pieds joints dans l'oeuvre de Toni Morisson, avec Home. Beloved fut ensuite d'une lecture un peu éprouvante … j'ai fait une pause assez longue maintenant pour découvrir le titre que tu présentes aujourd'hui.

  2. Je sens que ma pal va connaître une augmentation de 218 pages. Ton billet me donne réellement envie. Juliette

  3. Je veux savoir qui est ce monument de la littérature que tu n'arrives pas à lire/aimer? J'aime savoir ce que les gens n'aiment pas. On en a tous hein! C'est impossible de se sentir concernés et interpellés par tous les livres, tous les styles, monument littéraire ou pas! Les non-lectures sont aussi intéressantes que nos lectures je trouve.Je n'ai jamais lu Morrison. Je crois que je l'ai croisée pour la première fois à la fin de l'adolescence. J'avais noté son nom dans un de mes carnets. Ça fait de nombreuses années et je ne l'ai toujours pas lue. On dirait que je n'arrive pas à franchir le pas. Le grand entretien avec elle dans America m'a fait renoter certains autres titres. Celui qui m'attire le plus: Le chant de Salomon. Mais je n'ai encore pas franchi le pas de la lire…

  4. Un billet qui me donne envie de lire ce roman à mon tour. Personnellement, j'ai beaucoup aimé tous les romans de Toni Morisson que j'ai lus. (Et pourtant, j'avais commencé très fort avec Beloved.)

  5. Tu te doutes bien que maintenant, je tiens à lire \ »Home\ » et \ »Beloved\ »! L'aventure ne fait que commencer pour moi. J'espère qu'elle se poursuivra pour toi!

  6. J'ai tout à découvrir et je m'en réjouis d'avance! \ »Beloved\ » sera mon prochain.Cet \ »Oeil le plus bleu\ » ne risque pas de te décevoir…

  7. Tu as tout à fait raison: «Les non-lectures sont aussi intéressantes que nos lectures.» Il y a plein d'auteurs que je ne lis pas (ou plus), surtout des Français (Christian Bobin ou Amélie Nothomb, notamment) et des Asiatiques (Murakami, par exemple). Le hic, avec le monument dont je parle dans mon intro, c'est qu'il y a tout ce qu'il faut dans son oeuvre pour que je l'aime; je «devrais» l'aimer et pourtant, ça ne marche pas! Je trouve ses portraits d'hommes insupportables!Indice: son nom se termine par : arrison!Pour Morrison, n'hésite pas à franchir le pas (surtout qu'on peut trouver à peu près toute son oeuvre en bouquinerie). Pour le style et l'émotion qu'il véhicule, elle sait faire fort, très très fort.

  8. Jim Harrison? Ah ben on est deux alors si c'est lui. Je suis incapable de le lire. Pareil, ses personnages d'hommes me rebutent. Je n'ai même pas été capable de terminer sa nouvelle dans le dernier America. Je ne comprends absolument pas pourquoi c'est un monument, je ne comprends pas l'engouement et je n'y suis pas sensible pour deux sous… J'ai commencé et jamais fini deux de ses livres. Je me suis rendue à la fin d'un seul et je me suis ennuyée. On peut pas tout aimer.

  9. Je n'ai encore jamais lu Toni Morrison mais ma mère avait ce livre quand j'étais gamine, et ce titre m'a toujours intrigué! une des nombreux auteurs contemporains devenus des quasi-classiques que je n'ai pas encore lus!

  10. Tu as trouvé le juste milieu, avec ce titre, entre Home (plus – trop pour moi- coventionnel) et le sublime et difficile Beloved.

  11. J'avoue je n'ai pas encore lu Toni Morrison… (mais quel est cet auteur dont tu veux taire le nom… ?? Ok tu y as répondu 😀 )En tout cas ce billet me donnerait envie de la découvrir. On en entend tellement parler!

  12. C'est bien résumé: on ne peut pas tout aimer!Oui, c'est bien lui, mais chut: c'est l'auteur chouchou d'Electra et je ne veux pas qu'elle m'assassine cette nuit!

  13. Il y a de ces auteur(e)s qui ne sont juste pas pour nous. Chacun a les siens. Ça clique ou non. Et quand ça ne passe pas, il n'est pas nécessaire d'insister ou de récidiver. Moi, en tout cas, je ne force pas la note. Avec Toni, ça a bien cliqué. Je remets ça fin mars avec \ »Beloved\ ». J'espère que ma deuxième expérience sera aussi marquante que la première…

  14. Tu vois, je m'y suis mise sur le tard. Maintenant, j'ai très très hâte de récidiver. Ce sera \ »Beloved\ » à la fin mars.À quand ton premier?Les bouquins de Morrison deviendront de vrais classiques, pas de doute là-dessus!

  15. Ah, de avoir qu'il y a un «décalage de style» entre ses romans, ça m'intrigue d'autant plus de poursuivre rapidement… Je compte lire \ »Beloved\ » à la fin du mois!

  16. Une auteure qui ne peut te plaire, foi de madame Couette! Peut-être pas tous ses titres (je n'en suis qu'à mon premier), mais celui-ci, oui. Pour l'intrigue et l'audace de son style empreint d'une touche poétique!

  17. Merci à toi, Céline.Je suis contente d'avoir enfin découvert Morrison. Et, pour une fois, j'ai commencé par le début! Évidemment, je t'encourage à faire de même! Ça passera, ou ça cassera, mais il faut tenter le coup.

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