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Notre famille · Akhil Sharma

Parmi les auteurs indiens, une nuée d’oiseaux migrateurs ont réussi à faire leurs nids en conjuguant habilement deux cultures: l’Orient et l’Occident. Parmi ces oiseaux, il y a Akhil Sharma. Né en Inde en 1971, il émigre aux États-Unis à huit ans. Il suit des cours de création littéraire à Princeton, sous la baguette de Toni Morrison, et signe quelques nouvelles avant d’écrire un premier roman magistral traduit en 2002: Un père obéissant. Notre famille est son deuxième roman, une autobiographie à peine voilée sur une tragédie qui a frappé sa famille. Il a mis plus de dix ans à l’écrire. Belle récompense: le roman figure sur la liste des dix meilleurs romans de 2014 du New York Times.

Notre famille s’ouvre à Delhi, dans les années 70. Ajay Mishra grandit entre son père comptable, sa mère enseignante et Birju, son frère aîné. Le père d’Ajay part pour l’Amérique, lui qui rêvait d’y partir pour y faire fortune. Un an plus tard, les autres membres de la famille reçoivent leurs billets d’avion et vont le rejoindre. C’est avec étonnement qu’Ajay découvre l’Amérique et la vie occidentale. Le contraste entre Delhi et New York a de quoi créer un choc. Le Delhi des années 70 est «calme, les rues sans circulation automobile», les enfants jouent au cricket au milieu de la chaussée. Quand Ajay arrive à New York, dans l’appartement loué par son père, il réalise qu’il n’a jamais vu de tapis, de papier-toilette et d’eau chaude couler d’un robinet. La richesse de l’Occident le stupéfie.

Ajay entre à l’école, étonné de se retrouver parmi tant de Blancs qui se ressemblent tous et le toisent de haut. Il subit des brimades, mais s’en sort en inventant des histoires pour se rendre intéressant. Son frère Birju étudie sans relâche pour passer le concours d’entrée à la Bronx High School of Sciences. C’est tout le rêve américain qui pèse sur ses épaules. Quand la lettre de réponse arrive, la famille se rend au temple pour l’ouvrir. Birju est accepté. C’est la consécration!

La famille Mishra commence à se construire une nouvelle vie. Une belle vie où tous les espoirs sont permis. Jusqu’à ce que Birju plonge dans la piscine d’un immeuble d’appartements et se fracasse la tête au fond de l’eau. Pendant trois minutes, il reste inconscient au fond de la piscine. Lorsqu’il est secouru, il ne peut plus ni marcher ni parler. C’en est décidé de son destin. Trois minutes sous l’eau ont suffi à briser les rêves et les espoirs de toute une famille.

Dans l’ombre de Birju, Ajay reste seul à porter les espoirs de ses parents. Témoin impuissant du drame familial, il est la proie d’une culpabilité de plus en plus écrasante. Alors que la vie de sa mère ne tourne qu’autour de son frère, que son père noie ses rêves effondrés dans l’alcool, Ajay devient transparent aux yeux de ses parents. Heureusement, il y a la littérature. Il trouve un réconfort dans la lecture d’Hemingway, puis dans l’écriture de courtes nouvelles dans lesquelles il met en scène le calvaire vécu par son frère. Résiliant, Ajay finira par choisir la vie qu’il voulait mener.

Akhil Sharma pose un regard tranchant et lucide sur les deux mondes qu’il décrit. Le monde d’avant: l’Inde et ses coutumes ancestrales. Le monde d’après: l’Amérique des gagnants et la cruauté envers les plus faibles. Notre famille est un roman éprouvant, jamais larmoyant, bien traduit dans un style qui ne cherche pas à briller. Et il y a l’humour qui sauve de tout. C’est qu’Akhil Sharma est très habile pour distiller de l’humour dans les observations les plus banales et les plus déchirantes. Avec une sobriété narrative admirable, Akhil Sharma va à l’essentiel pour réussir un équilibre complexe entre gravité, émotion, humour et tendresse. Les espoirs et les désillusions de la famille Mishra, la solitude d’Ajay et la naissance de sa vocation d’écrivain sont décrits avec une grande pudeur et une étonnante franchise.

Je m’attendais à lire un roman sur l’exil et le déracinement. J’ai plutôt lu la chronique d’une déchéance familiale et la résilience d’un jeune garçon devenu homme. Et ça ne m’a pas déplu! Une façon de se rappeler que la vie ne tient souvent qu’à un fil.

Notre famille, Akhil Sharma, trad. Paule Guivarch, Éditions de l’Olivier, 2015, 228 p.

Rating: 3 out of 5.

© unsplash | Enzo Tica

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