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Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer · Antonio Lobo Antunes

Un dimanche de Pâques pluvieux, à Lisbonne. « Les maisons sont tristes à trois heures de l’après-midi. » Une mère agonise sur son lit de mort. Elle devrait pousser son dernier soupir à six heures. Ses enfants et la bonne vont et viennent autour du lit.

Tour à tour, les enfants et la bonne se déversent, racontent les éclats de leur présent, leurs obsessions, les souvenirs de leur histoire familiale. Francisco, rempli de ressentiment et de haine. La faute du père, qui les a mis sur la paille en jouant au casino; João, malade, usant les sentiers du parc la nuit, obsédé par les jeunes garçons; Ana, implorant son dealer dans le terrain vague, une autre petite dose; Beatriz, l’esprit bloqué dans la voiture face à la mer, un pied contre le volant, une tache rouge dans la culotte; Mercília, la domestique aux deux cannes qu’on supporte encore; un frère secret relégué dans la quinta.

Six heures. La vieille finit par mourir. Non sans avoir ruminé ses derniers lambeaux de mots. Son souvenir finira collé dans un album.

Mon histoire d’amour avec Antonio Lobo Antunes se poursuit. Des seize romans lus, aucun ne m’a déçu. Aucun. Ici, un peu plus de quatre cents pages d’attente. Attendre que la mère meure. Ça te paraît d’un ennui abyssal? Loin de là. C’est que tu ne sais pas à qui tu as affaire. Tu ignores à quel point Antonio est un redoutable maniganceur. L’intrigue ne l’a jamais intéressé.

Ce que je voudrais, ce n’est pas qu’on me lise, mais qu’on vive le livre. Les émotions viennent avant les mots et, mon but, c’est de traduire les émotions, de faire en sorte que les mots signifient ces émotions.  

Conversations avec Antonio Lobo Antunes

Tout l’art, son art, est là. Une fois encore, je n’ai pas lu son roman, je l’ai vécu. Aucun autre auteur, même parmi ceux que j’affectionne le plus, n’arrive à m’amener dans un tel état second. Lire Antonio, c’est se laisser hypnotiser, se laisser barouetter par ses mots, ses images. C’est se laisser prendre dans les filets de sa toile d’araignée. Ici, les abcès ne crèvent jamais. Ils continuent toujours de s’infecter. Les personnages – à ce point, je dirais les personnes, tant ils sont vivants -, fouillent le passé, ruminent les secrets et les non-dits qui jonchent le présent. L’écriture est musclée, enfiévrée. J’ignore comment Antonio s’y prend, mais pour moi, l’effet est toujours aussi saisissant.

P. S. (Il ne faut jamais tenter de comparer Antonio Lobo Antunes et José Saramago. Ils sont deux auteurs portugais. La comparaison s’arrête là. A-t-on idée de comparer un vin rouge et un vin blanc?)

Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer?, Antonio Lobo Antunes, trad. Dominique Nedellec, Bourgois, 2014, 427 p.

Rating: 5 out of 5.

© unsplash | Annie Spratt

28 comments

  1. Cela veut dire que si je tombe sous son charme je vais en prendre pour seize ouvrages…. Je dis cela mais je sais ce qui se produit en nous quand on tombe en amour d’un auteur, d’une écriture, d’un univers… Cela s’est produit pour moi avec Virginia Woolf, Romain Gary, Jack London (que j’ai a peine effleuré) etc…..Et mon week-end est embelli par le fait que je suis reconnue ici mais pas encore avertie d’un nouvel article…. Mais la présence sur WORDPRESS est désormais mon signal d’alarme….

    1. Cela veut surtout dire que si tu tombes sous son charme, tu seras assurée de passer plusieurs excellents moments de lecture, sans déception à l’horizon! Après un coup de mou, tu pourras te tourner vers ces valeurs sûres
      Je trouve cela rassurant d’avoir près de soi (ou pas loin) ces auteurs vers lesquels se tourner. Tu en as plusieurs, toi. Une grande amoureuse, à ce que je vois.
      Je suis joie de savoir qu’enfin WordPress te reconnais. C’est déjà ça, après tout ce temps!

  2. Et ben moi je suis avertie… !!! 😉
    Bon, je ne connais pas cet auteur portugais et j’ai bien envie de me laisser barouetter (il est chouette ce mot et très imagé) par ses mots, moi aussi !

  3. J’ai un gros blocage: je n’arrive pas à lire des auteurs portugais, espagnols, latino-américains… Je ne me l’explique pas vraiment.

  4. Bon sang, mais comment se fait-il que je n’ai jamais lu cet auteur ?!! Je crois que je te l’avais déjà demandé à l’occasion d’un autre billet, mais tu recommandes un titre en particulier pour commencer ?

    1. ah oui comment as-tu pu laisser passer ça ? Sa bibliothèque en est remplie ! Ravie que le magie a continué de fonctionner, tu as du te délecter ! Depuis le temps que tu l’attendais. J’adore cette phrase « Ici, les abcès ne crèvent jamais. Ils continuent toujours de s’infecter » même si c’est plutôt négatif !
      Un auteur doudou, quel pied !

      1. Il tombait à point, une fois encore, après quelques lectures plus fades, et un abandon.
        Il y a de belles phrases négatives
        Un auteur doudou, doudou bien épais. Lui, au moins, à l’avantage d’avoir une oeuvre abondante. Ce n’est malheureusement pas le cas de Machart, Haruf et Vlautin!

        1. oui malheureusement ! avec lui, tu es tranquille ! j’attends le prochain livre d’Ali Smith de mon côté, et là je suis en plein Paris avec Marius 😉

          1. J’imagine que ça se passe bien avec Hugo? J’ai vu que Printemps d’Ali sort tout bientôt en français. Je dois lire Hiver, ton préféré, avant.

    2. Merci miss, je viens de commander Mémoire d’éléphant (car indisponible en librairie..), je vais commencer avec celui-là avant de voir si je continue…

      1. La bonne nouvelle: ses romans sont presque tous disponibles en poche. J’ai hâte de voir si tu accrocheras à son style si particulier et à son univers.

    3. Je recommande toujours ses plus accessibles, soit ses trois premiers romans: Mémoire d’éléphant, Le cul de Judas et Connaissance de l’enfer. Ils permettent de s’imprégner de ses atmosphères, de ses thèmes. Le style est marqué, senti, mais moins labyrinthique que dans le reste de son oeuvre.
      À mes yeux, c’est un auteur incomparable. Je serais incapable bien en peine de te dire que ses romans ressemblent à ceux de x ou x. Je n’ai aucun point de comparaison.

  5. Sur tes conseils j’ai découvert Antonio Lobo Antunes avec son premier, Mémoire d’éléphant, et j’ai tout de suite complètement accroché. Pas chroniqué, par contre, je n’ai pas trop su quoi en raconter, sur le moment, haha. En lisant ce que tu dis de celui-ci, je pense que je ne suis pas encore mûre ! Je continuerai avec son deuxième, Le cul de Judas – ou alors je vais relire Mémoire d’éléphant, tiens, c’est peut-être une bonne idée !
    Tu dois être tellement ravie d’être toujours totalement en phase avec lui 😀

    1. C’est dommage que tu n’aies pas chroniqué Mémoire d’éléphant. J’aurais aimé te lire et me rappeler de ce roman, le premier lu il y a plusieurs années.
      Si, déjà, tu as envie de lire un autre de ses romans ou de relire Mémoire d’éléphant, c’est qu’il y a eu une étincelle?
      Je suis plus que ravie d’être toujours en phase avec lui. Il est comme ma bouée littéraire

    1. En même temps, je n’arrête pas de dissuader tout le monde de le lire Disons qu’il n’est pas facile d’approche!

  6. Nan mais… ce titre. On en parle de ce titre? Allez hop, il part sur ma liste des plus beaux titres de livres. Et je note cet auteur, jamais lu! Merci 😉

    1. On pourrait en parler, parce qu’ils sont tous incroyables. Je n’ai pas l’habitude d’apprécier les titres à rallonge, mais avec Antunes, un titre court me décevrait.
      Bonne découverte!

  7. J’ai tenté de lire cet auteur avec  »N’entre pas si vite dans cette nuit noire  » mais j’ai abandonnée ma lecture. J’avoue par contre que j’ai l’intention de me reprendre avec les quelques titres que tu conseilles. Finalement je comprends ton  »attachement » avec cet auteur, je vis la même chose avec les écrits de Joyce Carol Oates 😉

    1. Étrangement, je n’ai pas l’habitude de recommander Antunes. Je sais à quel point sa lecture peut être déroutante, voire repoussante. Tu as pris un gros morceau avec N’entre pas si vite dans cette nuit noire. C’est comme de participer à un marathon sans s’être entraîné au préalable. Je comprends ton abandon.
      Joyce Carol Oates comme auteure doudou? C’est merveilleux! Surtout que, comme avec Antunes, son oeuvre est considérable. Ça évite la famine.

  8. J’avais acheté Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus légères que l’eau (ces titres incroyables…) grâce à toi et je me souvenais que tu adores cette auteures bien avant de par tes précédents articles. Lors de l’achat, ma libraire m’a dit qu’il fallait du courage pour se lancer dans les romans de cet auteur, et je crois que ça m’a fait un peu peur, l’impression que ce n’est jamais le bon moment tu vois. Et finalement, je ne l’ai toujours pas lu.
    Mais qu’est-ce que tu me donnes envie droit là…

    1. Tu as raison de soulever que ses titres sont tous plus incroyables et évocateurs les uns que les autres.
      Il faut certes du courage pour s’y mettre, mais très vite, tu verras si ça passe ou casse. Il ne faut pas persévérer si l’enchantement n’est pas au rendez-vous.
      Un jour viendra peut-être où tu tenteras le coup (et risqueras l’ensorcellement ).

  9. Je vais être obligée de partir à sa découverte vu ton enthousiasme. Et j’ai l’embarras du choix si tu en as déjà lu 16 ! Est-ce qu’il y en a un qui t’a davantage marquée ?

    1. Pour être franche, je ne pense pas que tu puisses tomber en amour avec l’oeuvre d’Antonio. Tu te perdrais dans ses méandres labyrinthiques et tu m’en voudrais Depuis que je parle de lui, presque tous ceux qui ont tenté le coup ne veulent pas recommencer. C’est tout dire Quant à savoir s’il y a un roman qui m’a plus marquée que les autres… Chacun est unique et a eu autant d’effet sur moi. Impossible de trancher. Ça aussi, c’est tout dire!

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