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Rodéo · Aïko Solovkine

Ça se passe dans une banlieue belge, de ces mornes banlieues où la tranquillité engourdie les élans. Alors, il faut quand même bien tuer le temps. Les parents chassent leur ennui devant la télé ou à la buvette du coin. Leurs enfants, eux, trop jeunes encore, ne sont pas prêts à ce que leurs envies et leurs désirs soient engourdis.

Le besoin vital d’être loin des bungalows étriqués des parents et de pouvoir conserver sa faim intacte, d’alimenter la rage d’exister là.

Ils chassent leur désoeuvrement en faisant du rodéo sur les routes désertes, le pied collé sur la pédale à gaz de leur Golf noire, font monter l’adrénaline, s’amusent à piéger une proie. Ils jouent avec le feu. Mais à trop jouer, ils risquent de se brûler. Et il y a des brûlures plus profondes que d’autres.

Je veux rester évasive sur ce qui se trame entre ces pages. Je dirais juste que ça fait froid dans le dos. Le premier roman d’Aïko Solovkine m’a pris aux tripes et ne m’a pas lâché avant la dernière page. Dans ce (trop) court roman inspiré d’un fait divers resté impuni, la jeune auteure belge ne met pas de gants blancs pour lever le voile sur la jeunesse et ses dérives. L’intrigue avance par à-coups, bifurque par moment (l’histoire de Joy aurait pu être un roman à elle seule). Il s’en dégage une atmosphère anxiogène, d’une noirceur insondable. Le fossé qui sépare la vie sclérosée des adultes et le besoin des jeunes de s’éprouver et de se mettre à l’épreuve est irréconciliable. Aucun espoir à l’horizon. C’est sans pitié. La puissance de la langue m’a obnubilée. Aïko Solovkine agence les mots, les triture, créant des images fortes, crues, sculptées dans l’os.

L’ensemble du mobilier est sombre, lourd et rustique, recouvert de linceuls en plastique quand la famille s’absente pour quelques jours de son domicile. Le bahut trop grand et ses rangées d’assiettes en cuivre, sourires jaunis adressés aux photos de mariages, de baptêmes, de communions et de défunts qui leur font face. Dans son ventre attend la vaisselle du dimanche qui prend la poussière parce que dimanche ne vient pas rompre la monotonie de la semaine, mais la creuse et l’étire. On s’y affale simplement plus tôt dans l’après-midi devant la télé, qui vomit un à un ses programmes dans une ambiances comateuse. Extirpée de son unité gériatrique pour le poulet-frites dominical, mémé s’endort, le dentier mal ajusté et le gosier béant.

Installée sous la couette avec la saucisse à mes pieds, j’ai terminé Rodéo sidérée par la force de frappe de ce tout petit roman coup de poing. Un roman à fleur de peau, intense, fulgurant, dérangeant, dans lequel les relations humaines obéissent à de bien étranges rites.

Rodéo, Aïko Solovkine, Quai no 5, 2020, 144 p.

Rating: 4 out of 5.

20 comments

  1. Le roman belge est vraiment intrigant et je pense qu'il devrait me plaire. Sinon, le roman de David Szalay m'a plutôt l'air d'un recueil de nouvelles, non ?

  2. En lisant \ »Rodéo\ », j'ai justement pensé à ce que tu m'as dit de \ »77\ » de Marin Fouqué, que je dois d'ailleurs lire. Il y a un lien de parenté, je le sens, entre ces deux romans. D'où mon impression que ce roman belge pourrait fortement te plaire.\ »Turbulences\ » a effectivement toutes les apparences d'un recueil de nouvelles. Le lien est tellement ténu entre chaque chapitre… Aussi, j'aurais mis «nouvelles» plutôt que «roman» sur la couverture, mais je crains que ce soit moins vendeur. Comme quoi, tout est une question de point de vue!

  3. Et il se lit vite vite vite. Trop vite, en fait. Je reste admirative devant l'ingéniosité de la forme et tous ces recoupements, mais il y a tellement de personnages dont j'aurais eu envie de faire plus amples connaissances. Admirative, donc, mais un peu sur ma faim!

  4. Rodéo vient de rejoindre ma pal 🙂 Turbulences m'intrigue aussi fortement et je garde un bon souvenir de Mur méditerranée que je crois n'avoir pas pris le temps de chroniquer.

  5. j'ai lu l'extrait de Rodéo et non, pas pour moi. Bizarrement, quand quelqu'un noircit si ford le trait, je n'y crois plus .. bizarre, hein ? bon sinon, Turbulences – ravie de voir que tu as aimé autant que moi ! Tous les personnages sont liés, donc ça va plus loin qu'un recueil de nouvelles, donc le terme roman ne me gêne pas. Et j'adore comme toi l'ingéniosité de ce récit. Pour les migrants, comme tu le sais, ayant travaillé à leurs côtés, je n'ai malheureusement plus besoin de lire leurs récits pour comprendre leur douleur.

  6. Oh misère, mais tu me donnes envie de noter les 3, là !! Bon, je priorise le Solokine, il a l'air exactement fait pour moi ! Quant à D'Alembert, j'ai déjà son roman précédent qui m'attend sur mes étagères..

  7. Le roman belge titille sacrément ma curiosité… et le second, j'attends le bon moment…! Tu as eu la main heureuse en tous cas !

  8. Et hop, le Solovkine est sur ma PAL (en allant au sport tout à l'heure j'ai fait un détour par la librairie, et il était en rayon) !

  9. Après l'avis de Fanny et le mien sur \ »Rodéo\ », j'ai bien hâte de connaître le tien! Prépare-toi à être… Choquée? Traumatisée? Indignée? Subjuguée?\ »Turbulences\ » te fera passer un bon moment de lecture, mais tu risques de rester un brin sur ta faim. Le précédé est ingénieux, mais on en redemande!

  10. Alors, toi tu viens chez moi et tu notes un livre, que tu achètes immédiatement d'ailleurs (ah cette frayeur que tu me fais à chaque fois que tu fais ça !) et moi je vais chez toi et j'en note deux !!! Euh ce n'est pas très juste, ça… avec tes trois critiques en une, tu nous fais faire des frais… Ah, au fait, chez toi, j'avais noté le nom de l'auteur canadien David Chariandy et je viens de finir 33 tours et je suis un poil déçue…

  11. Oh, la pression! Je me croise les doigts que tu sois autant enchantée que moi. D'accord que ta couverture est plus inspirante que la mienne? Une fois lu, tu comprendras…

  12. J'ai la main très heureuse, c'est temps-ci! Pour \ »Rodéo\ », je serais très curieuse d'avoir ton avis. Surtout toi, qui lis tant de romans jeunesse…

  13. Non, \ »Rodéo\ » n'est pas pour toi. Vraiment pas, même! Moi non plus, le terme de «roman» ne me gêne pas pour \ »Turbulences\ ». Il est à cheval entre le roman et la nouvelle. En tout cas, pour quelqu'un qui a horreur des nouvelles, ça serait un bon moyen de lui donner envie!Pour les migrants, je sais bien et je peux comprendre.

  14. C'est bizarre les frayeurs que ça engendre. C'est pareil de mon côté. Au prix qu'il coûtait, il était bien mieux de valoir la peine. Heureusement, ton conseil était fondé. C'était très très bien!Morte de rire! Mes trois critiques en une vise justement à te faire faire un choix. Il ne faut qu'en choisir qu'un seul, ou aucun! Ainsi, on est quitte!Désolée pour le roman de David Chariandy. J'ai lu \ »Soucougnant\ », que j'avais beaucoup aimé. Comme tour d'horizon de la démence et de ses répercussions, c'était extrêmement bien réussi. Après, j'ai tenté \ »33 tours\ » et… je l'ai abandonnée. C'est dire à quel point j'ai été déçue. Je m'attendais à la même profondeur que \ »Soucougnant\ ». Pas du tout.Je suis impatiente de lire ton billet. J'espère que tu en parleras.

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