
Ce sera assurément le roman le plus original et déjanté que je lirai cette année. Ça te dit, une incursion dans l’insolite? Laisse derrière toi tes a priori et tes repères. Ouvre-toi et viens rencontrer Lucy.
Lucy, trente-huit ans, vit à Phoenix, en Arizona, avec son copain Jamie. Elle bûche sans entrain depuis près de dix ans sur sa thèse sur Sappho, travaille quelques heures par semaine à la bibliothèque de l’université. Voulant brasser la morosité de sa vie de couple, elle propose à Jamie de faire une pause. Jamie accepte. Ça lui scie les deux jambes, à Lucy. Elle cherchait à faire une vague, pas à se séparer. Elle dégringole, dépressive. Sa sœur l’invite à faire du dog-sitting pour l‘été, dans sa superbe maison vitrée en bord de mer, à Venice Beach, en Californie. En plus de garder Dominic, le foxhound diabétique de sa sœur, elle doit faire une thérapie de groupe pour gérer sa dépendance amoureuse. Faisant fi des prescriptions de sa psy, elle se lance dans une virée sur Tinder. Jusqu’à ce que survienne la rencontre la plus inattendue et inusitée qui soit (pas sur Tinder), presque trop belle pour être vraie.
J’ai pris conscience de tout le temps que j’avais passé avec Jamie. Ou peut-être pas tant le temps que j’avais passé avec lui, mais celui que j’avais passé seul en sachant, tout au moins, qu’il était là. C’était différent à présent que j’étais totalement seule, sans quelqu’un pour occuper l’arrière-plan de mes pensées – cette petite silhouette, comme un coussin.
La vie était peut-être même assez mignonne. Il suffisait de ne rien en attendre. C’est ce que croyaient les Stoïciens – Zénon et Sénèque, ces connards de l’Antiquité. L’astuce, j’étais d’accord avec eux à présent, c’était de ne s’attacher à aucun désir ni perspective d’avenir. Il ne fallait jamais s’attacher à personne, ne rien attendre de bien de la vie, et c’était comme ça qu’on en tombait amoureux, et comme ça, peut-être, qu’il pouvait vous arriver des trucs bien, des trucs drôles. La seule condition pour ça était de n’avoir besoin de rien ni de personne.
Oui, ça ressemblait tout à fait à l’instinct humain, de se shooter à quelqu’un d’autre, une entité externe capable de rendre la vie plus palpitante et de vous soulager de votre propre vie, même un court instant. Peut-être une fois cette personne devenue trop réelle, trop familière, elle n’était plus capable de vous faire planer – plus capable d’être une drogue – et que c’était pour ça qu’on se lassait d’elle. C’était ce qui nous était arrivé, à Jamie et moi. C’est seulement quand il me repoussait – et puis une fois parti – qu’il devenait une drogue. C’était tellement plus facile pour quelqu’un d’incarner la drogue avant ou après la relation. Quand ils étaient absents, ils étaient excitants. Quand ils étaient juste devant nous, c’était une autre histoire.
Les sentiments qu’on éprouvait pour une autre personne existaient-ils jamais vraiment? Ou est-ce que c’était toujours une projection de quelque chose dont on avait besoin ou envie, indépendamment de cette personne?
Je n’ai pas lu ce roman. Je l’ai dévoré. En un week-end. Ce que j’ai le plus aimé, ce sont les prises de conscience, les constatations et les questionnements soulevés par Lucy. Elle peut être agaçante, inconséquente (pauvre Dominic). En revanche, sa lucidité éclipse tout. Les personnages ont tous une faille, quelque chose de détraqué. Les femmes du groupe de thérapie, psy incluse, sont exemplaires dans leur genre. Les hommes ne paient pas de mine non plus. Évidemment, la caricature n’est jamais loin, mais c’est intentionnel. Melissa Brodeur passe au peigne fin les dérives existentielles, les névroses, les tics et les insécurités de ses personnages avec tellement de mordant. Sa verve assassine et sa causticité sont contagieuses.
Je dois te mettre en garde: le roman de Melissa Brodeur n’est pas à mettre entre les mains des âmes puribondes. Le sexe est cru, explicite, mais jamais gratuit ni trash. Elle ne craint pas de mettre sa Lucy dans des situations gênantes: une séance d’épilation douloureuse, la torture d’une douche anale, etc. Ça peut mettre inconfortable, comme ça peut entraîner un fou rire incontrôlable. Un petit grain de sable? La traduction très franchouillarde sied mal à un roman américain. Les chattes et meuf à profusion m’ont agacée. Y’a plein de choses sur lesquelles je ne peux rien dire, sous peine de divulgâcher. La principale chose me laisse un brin perplexe, mais j’ai été bonne joueuse et j’ai embarqué à fond. Mais si tu veux tout savoir, disons que Lucy rencontre un homme très spécial, encore plus spécial que le poisson sur la couverture. Et cet homme l’amène au septième ciel, lui procure des orgasmes comme elle n’en a jamais eus. (Là, ne va pas t’imaginer qu’il utilise sa queue de sirène, tu ferais fausse route.) Le malheur vient du fait qu’ils sont, disons, incompatibles de par leur milieu. Si le cœur t’en dis de lire un roman brillant et original, ancré dans notre époque déboussolée – et déboussolante, il ne faut pas te laisser indisposer par cet homme hors du commun. Un roman malin, rafraîchissant comme une douche froide en pleine canicule. À la fois d’une profondeur étourdissante et d’un comique féroce.
Sous le signe des poissons, Melissa Broder, trad. Marguerite Capelle, Christian Bourgois, 2021, 448 p.
@ Pexels | Stephanie Smith
Une lecture parfaite pour l’été dans le hamac! J’ai déjà failli l’acheter, là tu me convaincs car tes extraits choisis me prouvent que ce roman est plus profond qu’il n’y parait. Toujours un plaisir de lire tes chroniques si parlantes et complètes, elles aussi se dévorent!
Il a une profondeur insoupçonné, ce roman. Je ne pensais pas être à ce point prise.
Et… tes chroniques me manquent, miss!
c’est fort tentant ! (mais je vais plutôt le lire en anglais du coup)
Tu as la chance de lire en anglais. Par conséquent, il ne faut pas hésiter!
Je l’ai abandonné…
Oh zut! À quel moment? Tu étais rendue où?
Peu après sa rencontre avec le fameux poisson… J’ai trouvé que tout tournait autour des scènes grivoises et à la fin ça m’a semblé lourd !
Je te l’accorde, à partir du moment de la rencontre avec l’homme poisson, ça prend une autre direction…
Les scènes «grivoises» sont explicites, mais selon moi justifiées.
Quant à la fin… J’ai préféré le début jusqu’à la moitié!
Bon, j’ai bien fait de m’arrêter alors !
Ça passe ou ça casse, avec ce titre plus qu’avec certains autres!
Il n’y a jamais de mal à ce que ça casse!
C’est vrai 😉
Une lecture qui semble vraiment sortir des sentiers battus et qui m’intrigue beaucoup après lecture de ton billet.
Il change de tout ce que je lis habituellement. Et j’en ai été ravie. Je serais bien curieuse de savoir ce que tu en penserais, toi.
il vient tout juste d’arriver dans ma boîte aux lettres, du coup lecture à venir aussi je n’ai pas lu ton billet (juste la toute fin)
Alors là, je t’attends dans le détour!
J’y ai trouvé des airs de Mon année de repos et de détente ainsi que de Nature morte avec chien et chat. Tu vois le genre?
Quel beau hasard!
Il décoiffe, ce roman. J’ai été happé du début à la fin. Mais il faut être prête à sortir de ses sentiers battus…
Ben évidemment avec une chronique pareille, que veux-tu que je fasse, hein ? Bon, bah, je ne vais pas surcharger mes cartons d’un livre supplémentaire, mais s’il était à la bibliothèque, ça serait le pied ! Je vais voir… sinon, bah, je vais voir aussi…
Tu feras bien de voir, oui! Je serais particulièrement curieuse d’avoir ton avis sur ce roman…
Le froid, ici, me pousse au chaud sous la couette! J’amène mon ordi. Pratique!
Je te tiens à l’oeil, en effet!
Une douche anale ? Crénom … Je sens que je vais être déboussolée, mais pourquoi pas ? Il a vraiment une queue de sirène, l’homme poisson ? Non, ne me dis rien, je suis déjà appâtée ^-^
OUI! Une vraie de vraie douche anale! Et l’épilation dans ce coin-là, je te dis pas!
Mais ça occupe relativement peu de place. C’est une façon de «démystifier» la chose, d’aborder des sujets «peu littéraires» et je trouve astucieux que Melissa Broder ait osé les aborder sans que ce soit de la provocation pour autant.
Pour la queue… oui, une vraie queue de sirène.
Tu es appâtée? Reste à voir si ça va mordre à l’hameçon!