Il y avait trop longtemps qu’un roman ne m’avait pas à ce point enthousiasmée. C’est le genre de roman qui t’obsède, au point que tu grappilles du temps ici et là avec une seule envie: t’y replonger. Oui, ça faisait longtemps… Depuis sa parution, j’ai vu passer ici et là le premier roman d’Estelle-Sarah Bulle sans jamais m’y intéresser. Un voyage en Guadeloupe, à l’été 2023, m’a donné envie d’y regarder de plus près. Quelques passages lus au hasard et c’en était fait. La langue m’a totalement charmée.
Le roman détricote la vie cahoteuse d’une famille antillaise, de la Guadeloupe à Paris, des années 1940 aux années 1960. C’est la fille de Petit-Frère, née en métropole dans les années 1970, qui recueille les témoignages, forçant les mémoires à réveiller des souvenirs endormis.

Absorbée par ma propre enfance puis mes débuts dans la vie, il m’a fallu du temps pour interroger mon père et ses soeurs sur leur passé et la façon dont ils ont tous quitté leur île. Une année, j’ai décidé de les questionner tous les trois, séparément. Mon grand-père Hilaire venait de mourir à l’âge de cent cinq ans. Peu de temps après naissait ma fille. C’étaient des moments d’échanges et de souvenirs. En enserrant la main minuscule et soyeuse de mon bébé, je pensais au contact suave et rugueux de la vieille main aux ongles larges qui me tenait lorsque j’avais quatre ans, neuf, onze, la poigne de moins en moins assurée au fil des années. Je voulais qu’on me raconte la Guadeloupe, ce temps d’Hilaire et les temps d’après, nouer les fils avec ce que j’en connaissais moi-même. Tout à tout, Antoine, Lucinde et Petit-Frère m’ont offert des moments vécus.
Il y a d’abord la jeune Antoine, 16 ans, qui a quitté Morne-Galant, un trou perdu sans eau ni électricité, pour vivre sa vie. Direction Pointe-à-Pitre. Son frère, Petit-Frère, et sa sœur, Lucinde, se raconteront aussi à tour de tôle, de leur enfance jusqu’à leur arrivée en métropole dans les années 1960.
Ce roman, empreint de réalisme magique et de traditions créoles, m’a profondément marquée par la richesse de ses voix. Chacune apporte sa propre note à l’orchestre de cette fresque familiale. La Guadeloupe devient un personnage à part entière, capturée avec une précision sensorielle; on y lit l’entrée dans la modernité, avec son béton qui pousse partout, la rareté galopante du travail, le racisme, encore et toujours.
Nous, les Antillais, nous avons toujours su nous adapter, pas vrai ? De la case d’esclaves aux HLM, nous savons ce que signifie survivre. Mais de communauté soudée, tu n’en trouveras pas. Regarde, moi je ne me fie qu’aux saints qui me parlent à travers le picotement de mes doigts. Lucinde, elle a deux femmes en bagarre dans sa tête: une Négresse craintive qui pleure misère, et une aristocrate blanche qui méprise les Nègres. Je ne sais pas comment elle s’en arrange, mais ça la fatigue beaucoup. Ton père, il a décidé que c’était les pauvres en bataille contre les riches.
C’était le temps où nous regardions Dallas chaque samedi soir. Il n’y avait pratiquement aucun Noir à la télévision française, et absolument aucune Noire. Mais parfois, nous apercevions Sidney Poitier ou Ray Charles que ma mère adorait, des hommes bourrés de talent et sûrs d’eux, classieux, infiniment plus glamour que les Antillais que nous connaissions. Ils nous rendaient fiers, d’une fierté tout artificielle.
Là où les chiens aboient par la queue explore avec beaucoup de finesse la quête de soi, l’émancipation et la complexité des relations familiales. Les personnages évoluent dans une danse effrénée entre tradition et modernité. Les tensions entre la métropole et la Guadeloupe, entre le français et le créole, sont habilement décrites. Grâce à ce roman, mon envie de lire s’est enfin réveillée. Il était temps!
Là où les chiens aboient par la queue, Estelle-Sarah Bulle, Liana Levi. 2018, 288 p.
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oui ! les noms me parlent, j’ai vadrouillé dans toute la Guadeloupe avec une amie qui vit là-bas. Le livre qui t’a donné envie de lire comme moi avec le Wager . Te voilà bien repartie ! Hâte de lire ton billet sur ce long roman fleuve que tu viens de finir. J’ai oublié de te parler de Jaylen et de ma Monstera – ça sera dimanche prochain. Belle semaine ! Mon billet est en ligne aussi de mon côté. On tient le rythme !
Oui, une lecture contagieuse, qui fait des petits! Quel plaisir de dévorer un roman, sans vouloir s’arrêter. Je craignais de ne jamais éprouver à nouveau ce sentiment. On tient bien le rythme, en tout cas ! Je file te lire.
Oh bah non, il fait partie de ceux dont je viens de me débarrasser, sans les lire, dans le cadre d’un grand nettoyage de pile !!
Vive les nettoyage de pile. Je les encourage fortement. Mais il arrive que des pépites passent à la trappe. Il a pu m’arriver d’acheter deux fois certains romans. Si tu remets la main sur celui-ci, tu comprendras, à le lire, quelle erreur ça a été de t’en débarrasser. En fait, il faut que tu remettes la main dessus. Il a vraiment tout pour te plaire.
Ah bah ça alors ! Je l’ai vu passer aussi de nombreuses fois ce titre, et je me demande s’il n’est pas sur la liseuse que je n’ai pas ouverte depuis quelques années… En tout cas, tu me donnes très envie de le lire !
Il est vraiment extraordinaire, ce roman. Une voix unique, j’te dis. Et, ce qui ne gâche pas le plaisir, on en apprend beaucoup sur l’histoire et l’évolution du pays. Ouvre ta liseuse, pardieu!
Tant si ce roman t’a ravie ! Je l’ai emprunté à la médiathèque il y a quelques temps, et n’ai pas accroché, sans doute à cause de l’aspect réalisme magique.
Ah, tu m’en vois désolée. Parfois, il faut peu de choses pour qu’on n’accroche pas. Ça m’arrive tellement souvent… Je deviens de plus en plus capricieuse et impitoyable côté choix de lectures.
J’avais adoré cette lecture, j’aime beaucoup l’écriture de cette autrice et je me réjouis de pouvoir encore m’en régaler avec son dernier paru !
Quel excellent roman, n’est-ce pas? J’ai aussi adoré le style. Et quelle joie d’apprendre, en le lisant, qu’un nouveau roman paraissait. Pas besoin de te préciser que je me l’ai procuré illico!
C’est encore moi, un petit passage ici pour te dire mille fois mercis pour Les dragons, je viens de le lire dans la journée (le train c’est génial pour ça), et j’en suis toute tourneboulée ! Les émotions qui m’ont traversée, submergée, les phrases que j’ai lues et relues, parce que tellement justes… ah cette puissance !
Merci à toi pour ce petit passage sur ton retour de lecture. Vive le train!