
Maggie Moran et son mari Ira ont vingt-huit ans de mariage au compteur et deux grands enfants. Ils sont grands-parents d’une petite fille qu’ils ne voient pour ainsi dire jamais. Une bien jolie famille, bien sous tous rapports. Aucun squelette dans le placard.
Serena, la meilleure amie de Maggie, vient de perdre son mari Max. Les funérailles sont pour samedi. Maggie et Ira quittent Baltimore tôt le matin. Après un départ chaotique, ils parcourent les cent cinquante kilomètres qui les séparent de Deer Lick, Pennsylvanie. Après les retrouvailles, la cérémonie et l’après-cérémonie qui se termine en queue de poisson, le couple reprend la route. En chemin, ils portent secours à monsieur Otis, un vieil homme noir rongé par l’arthrose. À la demande insistante de Maggie, Ira fait un détour chez Fiona, leur ex-belle-fille, et leur petite-fille qu’ils n’ont pas vue depuis cinq ans. Ils rentrent à Baltimore en fin de journée. Mais ils ne sont pas seul à bord…
Cette journée passée sur la route est jalonnée de petites disputes, de mots banals lancés au vide, d’espoirs déçus. Au fil des kilomètres, les souvenirs de Maggie et ceux d’Ira défilent. Chacun jette une douche froide sur son présent et revisite son passé.
Maggie est un livre ouvert. Elle déballe sa vie au premier venu, accueille les maux de chacun avec empathie et bienveillance. «Sa façon de récolter les chiens perdus qui collaient à elle comme un cataplasme, ou de se déballer à cœur ouvert au premier venu» agace son mari. Cette Maggie, elle a le cœur sur la main. Mais à trop vouloir en faire, elle a le don de se mettre les pieds dans les plats. Elle tente de plier la réalité à ses désirs – comme de rabibocher son fils et son ex, étant persuadée qu’ils s’aiment encore. Ira est tout le contraire de Maggie. Résigné, il subit la vie le dos courbé. Il mijote dans la réalité, avec toutes les déceptions qu’elle génère. Ira rêvait de devenir médecin. Le jour où il a dû reprendre la boutique d’encadrement de son père, il a du même coup abandonné la seule ambition qu’il ait jamais eue. Il en porte lourd sur les épaules: un père au cœur malade et deux sœurs, deux vieilles filles, l’une souffrant d’agoraphobie, l’autre un peu lente d’esprit. Contrairement à Maggie, Ira est fermé comme une huître. Il tient peu aux rencontres. Même qu’il s’en passerait bien. Au point qu’il les fuit dès que l’occasion s’en présente en sortant son jeu de cartes – à l’Église ou dans la chambre du défunt. Contrairement à sa femme, il a peu d’empathie pour les gens qu’il croise.
Anne Tyler, elle, a de l’empathie à revendre pour ses personnages, et ce, sans jamais tomber dans la mièvrerie. Dans Leçons de conduite, c’est l’entièreté d’une vie de couple qu’elle raconte à travers le périple d’une journée, variant les points de vue (tantôt celui de Maggie, tantôt celui d’Ira). Dans cette comédie de mœurs douce-amère, Anne Tyler s’empare de ces vies minuscules, discrètes. Elle secoue les certitudes et ébranle les acquis avec un humour caustique, donnant vie à ces petits riens apparemment insignifiants. L’acuité de son regard est sans concession. Les personnages d’Anne Tyler sont papables, quasi réels. Comme nous, ils cherchent un équilibre entre les obligations de la vie quotidienne et l’accomplissement de soi, entre les contraintes de la vie à deux et l’épanouissement.
Malgré cette difficile cohabitation entre les êtres, il reste l’attachement – ou l’habitude – à l’autre et l’amour, peu importe l’intensité qu’il a. Au-delà des déceptions, il reste les petits gestes d’affection, les rares mots doux et la complicité des airs fredonnés en duo. Le mariage n’est pas une sinécure. La famille non plus. On s’en accommode, ou on part.
Quand je pense qu’on vous assomme de cours pour tout ce qui est accessoire – jouer du piano, taper à la machine. On apprend pendant des années à résoudre une équation, et Dieu sait qu’on aura d’autres chats à fouetter dans la vie… Et que dire de la maternité! Et du mariage, d’ailleurs. Pour avoir une voiture, il faut passer un code, la conduite, mais apprendre à conduire n’est rien – rien! comparé à une vie à deux, rien comparé à l’éducation d’un enfant!
J’ai eu l’impression de sillonner les routes avec Maggie et Ira, assise sur le siège arrière, silencieuse, mais n’en perdant pas un mot. Et, ma foi, ce fut un merveilleux voyage.
Leçons de conduite, Anne Tyler, trad. Juliette Hoffenberg, Stock, 2011, 336 p.
© unsplash | Brigitte Tohm
Je ne connaissais pas ! mais j'aime bien les romans qui tiennent en une petite unité de temps ! donc je le note 😉
Inconnu pour moi aussi ! mais je prendrais bien la route avec Ira et Maggie !
Cela fait des années que j'aime cet auteur!!!
Ah! Me voilà rassurée de ne pas être la seule, par ici, à la connaître. Son univers me fait beaucoup pensé à certains romans de Stewart O'Nan que j'aime de tout coeur (je pense à \ »Emily\ » et \ »Nos plus beaux souvenirs\ »).
Ah! Enfin une auteure que je connais et pas toi! Elle est pourtant très prolifique (mais très discrète). http://www.editions-stock.fr/meme-auteur/88116Et 10-18 est en train de re-publié son oeuvre. À découvrir, donc!
Une belle entrée en matière pour découvrir l'univers de cette grande auteure.
Je ferais bien aussi un trajet en voiture avec ces deux-là. Touchant et juste: tellement vrai qu'on n' a pas souvent les modes d'emploi!Je connais juste l'auteure de nom mais je n'ai encore rien lu d'elle. Merci pour ton billet!
J'ai lu deux romans d'Anne Tyler il y a un siècle. Je pense que j'étais trop jeune pour apprécier! Mais là, j'ai eu envie d'y revenir. \ »Leçons de conduite\ » vraiment le détour. Je ne suis pas prête d'oublier Maggie et Ira! De beaux «personnages ordinaires».
Je n'ai lu qu'un roman de cette auteure mais ça m'avait plu.
Et dis-moi, lequel as-tu lu?
Voilà qui me semble une bonne occasion de découvrir cette auteur, avec un de ses textes pas trop long. Merci !
De rien! De fait, ce roman est une excellente occasion de plonger dans l'oeuvre immense de cette auteure étonnamment peu connue.