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Les premiers romans urbains canadiens-français

Dès 1921, la population du Québec devient majoritairement urbaine. Il aura fallu attendre le milieu des années 1940 pour que les auteurs donnent à la ville un rôle à sa mesure. Ils ne font plus seulement y ancrer l’intrigue, il lui donne un rôle de premier plan. Les quartiers ouvriers font leur apparition, avec leurs familles nombreuses qui tirent le diable par la queue. C’est ainsi qu’une nouvelle classe sociale apparaît dans le roman canadien-français: la classe populaire. Les bourgeois n’occupent plus tout l’espace. Reflet de la société, les romans ouvrent la porte à la société des loisirs et de consommation. D’être né pour un petit pain n’a jamais empêché personne de se divertir et d’aspirer à une vie moderne meilleure!

Monsieur Bigras ·Geneviève de la Tour Fondue · 1944

Années 1930, à Verchères, près de Montréal. Omer Bigras, l’aîné, hérite de la terre familiale à la mort du paternel. Florimond, que la vie de cultivateur n’intéresse pas, prend ses cliques et ses claques et s’en va à Montréal. Il veut conquérir la ville, devenir quelqu’un d’important. L’échelle est longue à gravir: ouvrier dans une usine, livreur, commis de portes en portes, shineur. Il se retrouve dans une quincaillerie à Saint-Henri et gravit les échelons. Hermas Jolicoeur, le propriétaire, commence à se faire vieux. N’ayant n’a pas de relève (juste une fille capricieuse!), il passe le relais à Florimond qui, du même coup, épouse Herminie, la fille Jolicoeur.

Herminie et Florimond rêvent de quitter Saint-Henri, de s’établir dans les beaux quartiers de la ville, là où la richesse parfume l’air. Lorsqu’un incendie ravage la quincaillerie et que le père Jolicoeur casse sa pipe peu de temps après, Florimond relance la quincaillerie sur la mythique rue Sainte-Catherine. Pendant qu’il se tue au travail, Herminie accouche de deux garçons, Roméo et Gérard.

Une quinzaine d’années plus tard, la famille Jolicoeur vit dans une belle et grande maison à Outremont. Les affaires sont florissantes et la vie est bonne. Florimond est devenu un homme d’affaires puissant et respecté. Sa femme se pavane dans les beaux salons. L’aîné des garçons suit les traces de son père, mais sans son flair et sa prestance. Le plus jeune étudie pour devenir chirurgien plastique. À la mort d’Herminie – elle a attrapé un coup de froid en marchant dans la neige en p’tits souliers –, Florimond se retrouve seul. Il vend des parts de son commerce, s’accorde une semi-retraite et achète une terre à Verchères, à deux pas de celle de son frère, où il compte couler de doux jours.

Quel roman étonnant! Je n’en avais jamais entendu parler de toute ma vie. Déjà, le nom de l’auteure et le titre ne m’auraient pas beaucoup inspirée! C’est le premier roman canadien-français que je lis dans lequel l’ambition et le travail acharné sont récompensés. L’adage « né pour un p’tit pain » ne tient pas, ici. Le parvenu sait demeurer un humain au grand cœur, juste et loyal. Au final, le constat se révèle amer – l’argent ne fait pas le bonheur –, surtout pour Herminie. Ses bagues et ses manteaux de vison l’ont aigrie. Les enfants envolés hors du nid, elle s’est vite sentie inutile et médiocre.

La ville, omniprésente, est magnifiquement bien incarnée. Les quartiers ouvriers, les quartiers bourgeois, le parc Lafontaine, les rues commerçantes bouillonnent de vie. La modernité, bien présente avec la naissance de la publicité et l’arrivée des laveuses (bien pratique avec seize enfants), en ravit plusieurs, mais bouscule les plus conservateurs. Cette plongée dans le passé s’est révélée jouissive.

Pendant plus d’un mois, Florimond enfila des rues et des escaliers vertigineux, zigzagants ou trapus à en perdre le souffle. Jamais il n’avait soupçonné que Montréal fût si grand, ni la rue Sainte-Catherine si longue. C’était elle le véritable fleuve de la cité.

Rating: 4 out of 5.

Bonheur d’occasion · Gabrielle Roy · 1945

Début des années 1940, Saint-Henri, un quartier ouvrier de Montréal. La famille Lacasse tire le diable par la queue. Rose-Anna, Azarius et leurs onze enfants (trois sont morts en bas âge) baignent dans la misère. Un malheur n’attend pas l’autre. Les déménagements annuels, une grossesse passée quarante ans, la mort du petit Daniel… Le chômage et la misère vivent côte à côte. Sans emploi, Azarius rêve de monter sa propre affaire. C’est problématique lorsqu’on préfère le rêve à l’action… Sa femme Rose-Anna étire les bouts de chandelles. En plus de s’occuper de la marmaille, elle gagne un peu d’argent comme couturière. Florentine, l’aînée de 19 ans, est serveuse dans un « 5-10-15 ». Elle utilise l’argent qu’elle ne donne pas à sa famille pour mettre le pain sur la table pour s’acheter des bas de nylon et du rouge à lèvres. Florentine tombe amoureuse de Jean Lévesque, un jeune machiniste ambitieux et sans scrupules. Une fois qu’il a eu ce qu’il voulait d’elle, il la laisse vite tomber. Par dépit, Florentine se contente d’un bonheur d’occasion en fréquentant un bon parti, Emmanuel Létourneau, sans vraiment l’aimer. Elle participe à l’effort de guerre en travaillant dans une usine. Azarius, lui, s’enrôle dans l’armée.

Mais écoute donc quand je te dis que tu vas recevoir tous les mois un beau chèque. A va t’arriver, la tranquillité, a va t’arriver par la poste. Cinquante-cinq piasses par mois, Rose-Anna ! Ça va t’arriver drette dans la main ! Tu vas recevoir ça tous les mois… Mais attends un peu. Ça, c’est rien que pour toi. Tu vas retirer que’que chose comme quatre-vingt-dix-sept piasse par moi… C’est-y pas de la bonne tranquillité, ça ?

J’ai relu le roman de Gabrielle Roy avec moins d’enthousiasme qu’à ma première lecture dans les années 1990. La misère colle, comme une seconde peau. L’espoir, même s’il fait vivre, est une chimère. Rose-Anna demeure à mes yeux le personnage le plus attachant du roman. Elle représente l’archétype de la mère courage: débrouillarde, besogneuse, dévouée et… croyante. À force de manger de la misère, elle gagne son ciel et s’assure une bonne place près de Dieu. Florentine m’exaspère. Azarius fait bien pâle figure. La facture classique du roman est pimentée de dialogues savoureux. Bonheur d’occasion pose un jalon important dans le paysage littéraire. Publié à Montréal en 1945, puis édité à Paris en 1947, le premier roman de Gabrielle Roy a reçu le Prix Femina.

Rating: 3 out of 5.

Au milieu, la montagne · Roger Viau · 1951

Jacqueline Malo vit dans Hochelaga, un quartier ouvrier de Montréal, avec sa famille. Son père Florian, briqueteur, se retrouve au chômage. La crise économique sévit fort. Sa femme Aurélie fait le ménage chez de riches bourgeois. L’argent manque pour payer le loyer et nourrir cinq enfants. Florian passe son temps assis dans sa chaise berçante à déprimer. Heureusement que Jacqueline, qui travaille dans des boutiques du centre-ville, rapporte à la maison une bonne partie de sa paie. Elle tombe en amour avec Gilbert Sergent, un bourgeois de Westmont. La relation ne dure pas. À peine si Jacqueline a eu le temps de goûter à l’opulence, qu’elle est rejetée dans ses bas quartiers. C’est que la famille du jeune homme voit d’un très mauvais œil cette relation. Jacqueline n’est pas de leur classe. Les riches et les pauvres, ça ne se mélange pas. La mère Sergent fait tout pour séparer Jacqueline et son fils. Le cœur brisé, Jacqueline regagne son rang, la queue entre les jambes.

Six ans séparent Bonheur d’occasion et Au milieu, la montagne. Le roman de Roger Viau est un reflet du roman de Gabrielle Roy. Les similitudes entre les deux romans sont saisissantes. Ici aussi, la pauvreté est palpable, la faim est criante, les appartements sont glacials en hiver. Ici aussi, une mère courage, un père apathique, une jeune femme dégourdie qui aspire à changer de milieu. Jacqueline Malo a la couenne plus dure que Florentine Lacasse. Contrairement à Florentine, elle étudie – jusqu’à ce qu’elle doive travailler davantage. Elle espère que l’éducation et le « bien parlé » masqueront ses basses origines. L’histoire d’amour entre Jacqueline et Gilbert permet de pénétrer dans l’antre des bourgeois, montrant bien, du même coup, le fossé qui sépare les classes sociales.

Au début du roman, l’aîné des Malo meurt dans l’incendie du cinéma Laurier Palace. Cette tragédie est l’un des incendies les plus meurtriers de Montréal. Le 9 janvier 1927, en après-midi, 250 enfants assistent au visionnement de Get ’em Young, avec Stan Laurel dans le rôle-titre. De la fumée commence à sortir d’une bouche de chaleur au balcon, bientôt suivie de flammes. Dans la panique, la foule d’enfants s’entasse dans une cage d’escalier. 77 enfants, âgés de 5 à 18 ans, meurent écrasés par le poids des autres.

Rating: 4 out of 5.

Chambre à louer · Gustave Proulx · 1951

Pour arrondir les fins de mois, la famille Lirette accueille des chambreurs dans leur maison de la rue Sainte-Famille, à Québec. Malvina, la mère de famille, gère. À part ses sorties au bingo, elle mène la vie dure à son mari et à sa fille, Victoire, laveuse de vaisselles dans un restaurant chinois. Méo, son préféré, lève des haltères plutôt que d’aller travailler. Depuis qu’il est revenu de la guerre, il profite de la vie. Il n’en profite pas longtemps, mourant dans un bête accident! Victoire, pas chanceuse en amour, tombe enceinte d’un matelot de passage. Elle part vivre à Montréal. Henri, le plus jeune, vend des journaux et se fait accoster par un abbé. Il finit par rentrer chez les frères.

C’est le roman qui m’a coûté le plus cher. C’est aussi celui que j’ai trouvé le plus ennuyant. Il n’y a aucune intrigue à laquelle s’accrocher. Des voies sont ouvertes sans jamais être creusées. Certains personnages manquent de mordant, d’autres sont trop caricaturaux (surtout les chambreurs). Gustave Proulx met en scène des pantins dont ils tirent plus ou moins habilement les ficelles.

La société des loisirs est en pleine ébullition. Ici, on sort de la maison, malgré le peu de moyens disponibles: une soirée au bingo, un concert d’Alys Robi, un spectacle du soldat Lebrun. La ville de Québec, avec ses petites rues, sa Place d’Youville, ses Plaines d’Abraham, son palais Montcalm, est palpable. Reste qu’au final, même si l’ensemble est coloré, ça manque cruellement de caractère.

Rating: 2 out of 5.

8 comments

    1. Tout le plaisir est pour moi. C’était le dernier billet du genre. L’expérience a été fort enrichissante. Je ne m’attendais pas à faire d’aussi belles découvertes!

  1. elle continue ! ravie que tu aies aimé les premiers ! toujours aussi étonnée par le nombre d’enfants et les prénoms. et j’ai adoré reconnaître les noms de quartiers de Montréal 🙂

    1. C’était la fin! J’ai fait le tour que je voulais faire. Il me reste un billet pour un roman exceptionnel. Les noms sont frappants. Ça ne s’invente pas

    1. Il y a, comme dans toute littérature, de l’excellent, du bon et du moins bon. Un roman qui traverse le temps, sans prendre une ride, c’est plutôt rare; signe d’un vrai classique. Dans mon défrichage, j’en ai trouvé quelques-uns.

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