Impossible de me souvenir comment ce roman est arrivé entre mes mains. Ce n’est pas important. Je me souviens, en revanche, d’avoir lu que Mon ange était un roman marquant, qu’il avait fait beaucoup trop de bruit, à Cuba, lors de sa parution. Je sais aussi que son auteur s’est suicidé en 1993. C’est sans doute tout l’intriguant qui m’a poussé à me procurer ce petit roman coup de poing. De Guillermo Rosales ne subsiste que Mon ange et Les mauvais garçons. Tout le reste, il l’a détruit avant de s’enlever la vie.
Pourquoi ce roman, maintenant? Face à ma PAL de plus en plus famélique, cherchant quel roman serait le suivant, je lis les premières pages de certains, sans être emballée. Les premiers mots de Mon ange ont été magnétiques. Je te les partage. Ça vaut la peine.
On pouvait lire boarding home sur la façade de la maison, mais je savais que ce serait mon tombeau. C’était un de ces refuges marginaux où aboutissent les gens que la vie a condamnés. Des fous pour la plupart. Mais aussi des vieillards que leurs familles abandonnent pour qu’ils meurent de solitude et n’empoisonnent plus la vie des triomphateurs.
– Ici tu seras bien, dit ma tante, assise au volant de sa Chevrolet dernier cri. Il n’y a plus rien à faire, tu l’admettras.
Je comprends. Je ne suis pas loin de la remercier de m’avoir trouvé ce taudis pour rester en vie sans avoir à dormir sur des bancs publics, dans des parcs, couvert de crasse, en traînant mes baluchons de vêtements.
– Il n’y a plus rien à faire.
Je la comprends. J’ai été enfermé dans trois asiles de fous au moins depuis que je suis ici, dans cette ville de Miami où je suis arrivé il y a six mois pour fuir la culture, la musique, la littérature, la télévision, les événements sportifs, l’histoire et la philosophie de l’île de Cuba. Je ne suis pas un exilé politique. Je suis un exilé total.
Un peu plus loin, je découvre les résidents de ce boarding home.
lIs étaient tous là. René et Pepe, les deux débiles mentaux; Hilda, la vieille décatie qui urine continuellement dans ses robes; Pino, un homme gris et silencieux qui fixe l’horizon, le regard dur; Reyes, un vieux borgne dont l’œil de verre suppure sans cesse un liquide jaunâtre; Ida, la grande dame déchue; Louie, un Yankee vigoureux au teint olivâtre qui hurle sans arrêt comme un loup pris de folie; Pedro, un vieil Indien, peut-être péruvien, témoin silencieux de la méchanceté du monde; Tato, l’homosexuel; Napoléon, le nain; et Castano, un vieillard de quatre-vingt-dix ans qui sait seulement crier : «Je veux mourir! Je veux mourir! Je veux mourir!»
Beau programme! Tu commences à me connaître. Tu imagines bien à quel point, après deux pages, j’étais scotchée! Et si, en plus, je tombe sur ce passage: « Je m’appelle William Figueras. À quinze ans, j’avais lu le grand Proust, Hesse, Joyce, Miller et Mann. Ils furent pour moi comme les saints pour un dévot chrétien. »
C’en était fait. Je me suis absentée du monde pour lire d’un souffle les cent-vingt-cinq pages de Mon ange. Ce que j’ai lu m’a pris à la gorge. D’abord, j’ai découvert l’existence de ces boarding home, de comment on y vit, de qui les gère et qui y vit. Après, c’est la rue. J’ai ensuite découvert William, les diables qu’il voit sur les murs, les voix qu’il entend. C’est plus fort que moi, je te partage un autre passage, au tout début, encore.
Un jour, croyant qu’un changement de pays me délivrerait de la folie, je quittai Cuba et arrivai dans le grand pays américain. Les parents qui m’attendaient ici ne savait rien de ma vie : après vingt ans de séparation, ils ne me connaissaient plus. Ils s’attendaient à voir atterrir un futur triomphateur, un futur commerçant, un futur play-boy; un futur père de famille qui aurait une future maison pleine d’enfants, qui irait à la plage le week-end, roulerait dans de belles voitures et porterait des vêtements haute couture de chez Jean-Marc ou de chez Pierre Cardin. Mais tout ce qui se présenta à l’aéroport le jour de mon arrivée, c’est un type devenu fou, presque édenté, maigre et craintif, qu’il fallut faire interner le jour même dans un service psychiatrique parce qu’il regarda tous les membres de la famille avec suspicion et, au lieu de les étreindre et de les embrasser, il les injuria. Je sais que ce fut un coup terrible pour eux tous. Spécialement pour ma tante, qui se berçait d’illusions. Tout ce qui se présenta, c’est moi. Une honte. Une tache terrible dans cette famille de petits-bourgeois cubains, aux dents saines et aux ongles soignés, à la peau éclatante, vêtus à la dernière mode.
J’ai touché du doigts la vie de William: son cafard, sa solitude, ses poussées de violence, sa grande bonté désespérée. J’ai cru qu’avec l’arrivée de Francine, William aurait enfin un espoir auquel s’accrocher, une raison de continuer. Naïve, j’étais. C’était écrit d’avance… Je ne te dévoile pas une grande surprise en te disant que ça ne pouvait que mal finir. Guillermo Rosales a mis, paraît-il, beaucoup de lui-même dans son William…
Ce classique de la littérature cubaine dresse un portrait sans concession de la vie des exilés cubains, de ceux qui ont soi-disant réussis, mais surtout de ceux qui n’ont pas eu la chance de mordre dans le grand rêve américain. Le Miami – et la Little Havana – recréé par Rosales est une ville pleine de contrastes. Les ghettos cubains jurent avec les quartiers plus riches où se pavanent les Cubains arrivés.
Mon ange a fait de gros ricochets dans l’eau de mes émotions. La brièveté du récit, ses mots forts et ciselés, ébranlent. La rage crie fort, ici. J’ai de plus en plus tendance à penser que, pour moi, qui est de nature plus émotive que rationnelle, la grandeur d’un roman se mesure à la puissance des émotions qu’il me fait ressentir. Ici, c’était d’une puissance rare: indignation, colère, tristesse, désespoir, empathie. Je rangerai, dans ma bibliothèque, Mon ange à côté de Vol au-dessus d’un nid de coucou de Kensey. Ils seront bien, je pense, l’un à côté de l’autre.

Mon ange, Guillermo Rosales, trad. Liliane, Hasson, Babel, 2004, 128 p.
© unsplash | Leticia Pelissari
Encore un auteur que je ne connaissais pas mais dont l’univers a de fortes chances de me plaire. Et vu ton enthousiasme, je risque fort de m’y intéresser sous peu.
As-tu l’intention de lire son 1er roman après ça ?
Il est passionnant, éprouvant et, selon mes «critères», remarquablement bien écrit. J’ai tellement l’intention de lire son premier roman qu’il est déjà dans ma PAL! J’ai trouvé Les mauvais garçons à petit prix et j’ai sauté dessus! Et je ne pense pas trop tarder à le lire!
C’est claire, si j’avais lu les premières lignes, j’aurais été ferrée comme tu l’as été. Je veux ce roman !
Il te le faut, celui-lui là. Aucune excuse qu’il ne passe pas entre tes mains!
J’ai compris !
Ayé je l’ai commandé sur un site de livres d’occasion !
Quelle docilité! Bien joué, miss. Le meilleur s’en vient, soit lorsque tu commenceras ta lecture!
Mais attends, ce que tu ne sais pas, c’est que j’ai acheté avec : Le crépuscule de Shigezo, Olive Kitteridge et Jane Eyre… Tu y crois, toi ?
J’y crois pas! Stop! Trop de pression d’un coup.
Bon et bien comme je suis comme toi très à l’écoute de mes émotions à la lecture d’un livre je le note une fois de plus et il vient d’entrer direct dans ma liste d’achat d’occasion. C’est tout l’intérêt des blogs : découvrir des romans et des auteurs dont personne ne parle et qui sont des pépites et sur des sujets intéressants d’autant s’ils ont en plus Une Plume.et pas seulement les ouvrages dont tout le monde parle ….. 🙂
Zut! Ma réponse semble s’être envolée dans les limbes. Je te disais donc: vive les émotions!
Comme toi, je trouve que l’intérêt des blogues – particulièrement ceux avec lesquels nous développons des affinités – est une source de tentations et de conseils sûrs. Entre lectrices avides, on commence à connaître nos goûts respectifs. J’ai comme l’impression de me répéter!
je suis toujours frustrée de découvrir un auteur incroyable et de savoir qu’il est déjà mort !!! ça m’énerve.. LOL ce midi je file en bouquinerie du coup je la rajoute à ma liste d’achats (je revends une soixantaine de livres)
Je comprends ton énervement!
Dire qu’il ne reste que deux romans de lui, c’est tout. J’ai vitement pris en main son premier.
Une soixantaine de livres vendus? Quel dépouillement, miss. De mon côté, j’ai une PAL riquiqui, tellement qu’il n’y a plus d’onglet Pile à lire sur mon blogue. C’est te dire! Je lis tout de même plus que jamais!
Je l’ajoute en toute urgence à ma liste « latino » !
Tu fais bien. Et, je le sens, tu n’en feras qu’une bouchée.
Je ne connais (presque) rien à la littérature cubaine, je note donc ce titre dans mon pense-bête – Vol au-dessus d’un nid de coucou, outch ! Il faudrait que je le relise.
Comme toi, je m’y connais très peu en littérature cubaine. Pas pantoute, même. J’ai découvert ce roman par hasard et, ma foi, je suis plus que bien tombée. Je ne suis pas prête de l’oublier…
Vol au-dessus d’un nid de coucou (et maintenant Mon ange) occupe une place de choix dans ma bibliothèque. Ma bibliothèque (je ne parle pas de ma PAL) est volontairement restreinte. Les livres qui s’y trouvent ont une raison d’y être (relecture à l’horizon, envie de prêter, lecture marquante, etc.). Aussi, pour qu’il en rentre un, il faut qu’il en sorte un, de manière à toujours conserver la «quintessence» de mon parcours de lectrice. Ça semble un peu ésotérique, mon affaire, mais ça ne l’est pas du tout. Tout ça pour dire que Mon ange, comme Vol au-dessus d’un nid de coucou, sont dans ma bibliothèque, et non dans une boîte à livres ou en bouquinerie.
Oh dis donc, pour qu’il en rentre un, il faut qu’il en sorte un ?! C’est très intéressant. J’aime cette idée de quintessence de parcours de lectrice.
Mais je crois qu’un tel fonctionnement me perturberait, par contre. Avant, je gardais tout.Je te parle il y a vingt ans. Dans mon appart, j’avais été obligée de mettre des étagères partout en hauteur dans le couloir, genre au-dessus des portes tu vois, tout du long, aller et retour : ça débordait.
je me disais : je les garde pour mes enfants, s’ils ont envie de les lire, c’est quand même tellement mieux un livre déjà lu avec une histoire familiale, etc. Et puis quand mes enfants ont grandi, j’ai réalisé qu’ils n’avaient pas développé mon virus de la lecture à haute dose…snif, mais c’est ainsi (j’adore ta métaphore de la pomme loin de l’arbre pour la tienne !!! et accessoirement je me sens moins seule, hahaha). Du coup, j’ai dépoussierré mes piles lors d’un premier déménagement il y a douze ans. Et lors de dernier il y a 5 ans, j’ai décidé que je n’achèterai plus de nouvelles bibliothèques, et qu’il faudrait donc que ça tienne – j’en ai encore plusieurs, hein, je ne me suis pas affamée non plus. Et cela me convient parfaitement. J’arrive à garder un intérieur clair, à avoir tous mes préférés sous le nez et à avoir une pile à lire suffisamment garnie pour ne pas m’inquiéter. Du coup, deux ou trois fois par an, je fais du ménage dans mes étagères, pour permettre aux petits nouveaux de respirer. J’élague aussi ma pile à lire – grâce à toi, merci – quand je réalise que certains livres qui y sont depuis trop longtemps me stressent plutôt qu’autre chose.
Mais je garde bien plus que la quintessence de mon parcours de lectrice ! Et surtout, ce n’est pas un entre un sort, c’est juste : comment faire tenir tout ça en gardant mes chouchous en vue et en restant joli à l’oeil ? Alors des fois je triche : une case d’une bibliothèque était dédiée aux albums photos, et j’ai trouvé une autre solution pour les ranger – soit disant que c’est mieux maintenant : c’est surtout que j’ai pu gratter cette case pour les romans anglais que je voulais garder ! Hahaha.
Et d’ailleurs, ce weekend j’ai décidé un grand rangement, parce que ayez ça déborde à nouveau. Argh, mais youpi aussi !
J’aime toujours ces échanges sur les piles à lire, les bibliothèques, notre manière de gérer cela. Merci !
Finalement, on fonctionne de la même façon, à quelques différences près. C’est juste une question d’échelle, de proportion, si tu préfères! En déménageant, il y a un an, je suis passée à quatre bibliothèques à deux. D’où l’écrémage qui s’est imposé. J’exagère un brin en disant «un sort pour en rentrer un». L’idée est de ne plus acheter de bibliothèque et, comme toi, de tout caser avec celles que nous avons. Donc, tant qu’on peut classer, empiler, ça va. Reste que je ne garde plus un livre sans raison.
Toi aussi, tes enfants n’ont pas attrapé le « virus de la lecture à haute dose »? S’ils savaient ce qu’ils manquent… Ça peut venir plus tard, tu penses?
Tu es astucieuse: déplacer les albums photos pour caser les romans anglais. Bien joué!
Merci à TOI pour l’échange. J’aime toujours autant ça, moi aussi.
Je m’empresse de le noter d’autant plus que je suis ignorante en littérature cubaine !
Je suis aussi ignorante que toi, au final. Si la littérature cubaine a la même force (ce qui serait beaucoup demander) que le roman de Guillermo Rosales, je vais m’empresser d’aller y voir de plus près!
Quel sublime billet! Je n’ai jamais entendu parlé ni de l’auteur ni du roman, les passages que tu as choisis touchent en plein cœur.
Mais je ne sais pas si j’aurai le courage de me lancer…
Devant le doute, on s’abstient, miss. Il y a tant à lire…