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Trois premiers romans made in Quebec

Peu de romans québécois m’ont tenté ces derniers temps. Parmi les cinq lus dans les mois passés, trois valent la peine que je me triture les méninges pour t’en parler. Qui plus est, il s’agit de premiers romans.

Décembre 1976, Montréal. Un nouveau-né déboule les marches d’un bloc d’appartements, rue Poupart. C’est Francis. Ce même Francis qui grandira et déballera sa vie poquée. Une vie faite de broches et de foin.

Francis Ouellette redonne vie au Faubourg à m’lasse, ce quartier ouvrier de Montréal aujourd’hui rayé de la carte. Il fait naître des personnages bigarrés, à la couenne dure. Plus que l’histoire, plus que les personnages, c’est la musique des mots qui m’a séduite; des mots remplis de brillance, des phrases à l’oralité criante. Il y a du dur entre ces pages: de l’abus, de l’intimidation, un suicide, de la grosse misère. Mais il y a du doux, aussi. Plein, même. Des élans de générosité, de la tendresse et de la cocasserie. Je suis tombée en amour avec Josette, Éric, Lil’ Mike, Ti-Crisse et Raymonde, reine de berce-o-thon. Je me serais laissé fredonner ces mots encore longtemps. Ce n’est pas tout de détenir une bonne histoire. Encore faut-il trouver la forme et les mots pour la raconter. Avec ce roman, son premier, Francis Ouellette a très bien trouvé.

C’est la fin de l’été 1979, et, comme toujours dans le Faubourg, tout le peuple est dehors. Les vieux sont installés sur leur chaise de pique-nique à fumer des rouleuses, les familles sur leur balcon écoutent le baseball à radio, les enfants jouent à la tag dans la ruelle de garnotte, les chiens barbettes d’en face jappent, comme toujours. Il y a le voisin d’en bas qui est encore en train de réparer son char, comme à tous les soirs. La vieille Carolane qui chiale après ses jumeaux de vingt ans, Carol et Caroline, comme à tous les soirs. Les Blanchette qui se chamaillent avec les Boudreault. Une partie de revanche, sur le mur de briques où on peut lire ce graffiti: «Demande de la joie et de la repentance tous les matins». Frigo qui passe dans la ruelle en chantant du Paolo Noël, son chapeau de capitaine de bateau vissé sur la tête. Mais pas de Chantale Choquette. C’était ça, mon bloc. Il était immense et je n’en ferais jamais complètement le tour et n’en sortirais jamais.

Mélasse de fantaisie, Francis Ouellette, La mèche, 2022, 216 p.

Rating: 4 out of 5.

La famille Dawson fuit la dictature de Pinochet. Elle se retrouve à Montréal, dans un Ramada de la rue Sherbrooke, une fin décembre. La petite Caroline, sept ans, tente de trouver ses repères. Le manque de sous, les jobs de misère, les heures de travail interminables, l’humiliation, l’orgueil ravalé, le racisme, l’incompréhension, l’apprentissage du français, les drôles de coutumes québécoises… Le parcours de l’immigrant ressemble plus à un terrain miné qu’à un anneau de glace bien lisse. Comment devient-on une immigrante modèle et parvient-on à se fondre dans le moule?

Le roman, construit comme un chapelet, enfile les fragments du quotidien, de la vie à la maison, à l’école. J’ai aimé cette quotidienneté et ses références à la culture populaire québécoise. Là où je me terre est un des plus beaux récits d’immigration québécoise qu’il m’ait été donné de lire. Assurément parce qu’il est porté par une enfant. Un petit accroc, s’il en est un: la voix et les réflexions de la petite Caroline sonnent parfois comme celle d’une grande fille. Ce petit accroc ne ternit toutefois en rien ma vue d’ensemble.

Mon intégration d’enfant immigrante a passé par la honte de ce que j’étais, le rejet de ce qui me constituait et une série de petites trahisons envers moi-même et mes parents. J’ai commencé à ne me concevoir qu’à travers les yeux des autres, en tentant d’anticiper leurs réactions. J’avais huit ans et j’avais déjà interdit à ma mère de mettre des trucs pouvant être perçus comme exotiques dans mes lunchs, m’aliénant ainsi à ma culture d’origine.

Une grande percée du féminisme a été de libérer les femmes blanches d’une partie des travaux domestiques pour les faire exécuter par d’autres femmes, immigrantes comme ma mère, qui se tapait la double tâche d’être à la fois ménagère chez elle et subalterne dans des foyers huppés. Jusqu’à sa retraite, ma mère a travaillé à torcher les salles de bain des gens qui avaient des choses plus importantes ou moins dégeulasses à faire. Elle faisait des ménages, comme on dit.

Là où je me terre, Caroline Dawson, Éditions du remue-ménage, 2020, 208 p.

Rating: 4 out of 5.

Ça fait dix ans que Jules n’a pas vu son père, un «vieux punk charismatique qui fait peur autant qu’il fascine». C’est long, dix ans. La dernière fois, Jules avait quatorze ans. Mais bon, elle avait ses raisons de ne rien vouloir de lui. Elle frappe à la porte de son appartement pour lui remettre une petite boîte qui pèse lourd sur le moral. Denis invite sa grande fille à entrer une minute. Ça faisait longtemps! Les retrouvailles se transforment en huis-clos oppressant. En ressassant le passé, les coups se mettent à voler de plus en plus bas. Jules passe de victime à bourreau, assenant un coup de hache dans la spirale de la violence.

Le style enfiévré d’Alex Viens m’a renversé par sa justesse et sa puissance d’évocation. Quel roman dur, terrifiant. Ces passages – les spaghettis… –, où le cou me rentrait dans les épaules… J’ai fini le roman avec un torticolis. Un premier roman terriblement bien affuté.

Jules n’aime pas manger. Elle mange parce que c’est la seule façon de réduire son corps au silence. Elle mange pour combler le gouffre douloureux qui pèse sur son ventre quand le frigo lui rit dans la face. Elle mange pour penser ses blessures, lorsque les caresses viennent à manquer et qu’elle est persuadée de n’être nécessaire à personne.

Les pénitences, Alex Viens, Cheval d’août, 2022, 144 p.

Rating: 3 out of 5.

10 comments

  1. On fait des découvertes avec toi ce matin ! Même les maisons d’édition me sont inconnues (Cheval d’août, c’est joli !).

    1. J’adore lire des premiers romans. Si certains ont des airs de débutants, d’autres, comme c’est le cas ici, sont de grandes oeuvres bien tournées et hautement maîtrisées..

  2. Lire Mélasse de fantaisie est comme un coup de poing en pleine gueule. J’ai grincé des dents, j’ai souri, j’ai eu le coeur retourné. L’auteur a donné une belle entrevue radio. Son roman est pour la majeure partie autobiographique. Que de résilience. « Là où je me terre » de Caroline Dawson mérite la lecture aussi.
    Au plaisir de te relire, Carolyn

    1. Je ne saurais mieux dire! Mélasse de fantaisie est, à mes yeux, un grand tour de force, tant dans la forme que dans la manière de traiter des sujets lourds avec une certaine légèreté. Et dire qu’il s’agit d’un premier roman… Je suis béate d’admiration. J’espère fort qu’il continuera à écrire.
      Quant au roman de Caroline Dawson, j’ai l’impression de l’avoir lu après tout le monde! Je suis contente d’y être finalement venu. J’aurais manqué quelque chose!

  3. Je note les deux premiers… et je me demande, « Là où je me terre », ça rentrerait pas dans le Mois latino, puisque l’auteure est au départ chilienne ?

    1. V’la une très bonne question. Mais personnellement, je ne tiquerais pas de découvrir Là où je me terre dans le Mois latino. Tu te lances?

      1. Je récupère ton lien pour l’ajouter au récap de l’activité, et je me le note précieusement pour l’année prochaine !

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