Ces derniers temps, j’ai ressenti une baisse d’intérêt envers les romans qui m’attirent habituellement. Ceci amenant cela: toujours insatiable de lectures, j’ai dû chercher ailleurs, sortir de mes sentiers dépoussiérés pour trouver des romans qui ne me tomberaient pas des mains. La littérature asiatique, en l’occurence coréenne et japonaise, est venue vers moi. C’est le doux moment de lecture passé auprès du Crépuscule de Shigezo de Sawako Ariyoshi qui m’a amené à parcourir ce sentier. Grand bien m’en a pris.
Séoul, fin des années 1960. Ils se côtoient, mais ne se connaisse pas vraiment. Ils s’imaginent la vie des autres en se fiant aux apparences. Monsieur Han, le vieillard solitaire et taciturne qui vit seul dans une chambre, semble misérable. C’est vrai, il boit beaucoup et souvent, il arrondit ses fins de mois en travaillant comme croque-morts, il est pas propre et pas bavard. Après deux attaques, sa santé traîne de la patte. Une troisième lui est fatale. Ses voisins, avides de récupérer sa chambre, cherchent à contacter sa famille. Mais a-t-il une famille? Qui aviser? Et d’abord, comment cet homme en est arrivé là? Fin de chapitre. Retour dans le temps pour retracer la vie de ce Monsieur Han. Mari, père, médecin au Nord de la Corée dans les années 1950. La guerre des deux Corée fait rage. Les tensions politiques éveillent la suspicion. Plusieurs veulent fuir le Nord pour le Sud. D’autres, comme Monsieur Han, sont contraints à l’exil, forcé de fuir, sinon c’est la prison et la torture. Partir en risquant d’y laisser sa peau. Tout laisser derrière. Partir en espérant retrouver les siens un jour.
Hwang Sok-Yong raconte, avec très peu de mots, l’histoire de la guerre de Corée et ses conséquences funestes par le biais d’un homme candide, bon. Ce classique de la littérature coréenne apporte un éclairage saisissant sur le déchirement de ce pays, sur ces gens broyés par les caprices et les dérives de l’histoire. J’ai été toute retournée par l’histoire extraordinaire de cet homme ordinaire.
Il n’était plus ni professeur, ni réfugié, rien d’autre qu’un simple morceau de chair et d’os offert à la cruauté d’une époque de folie.
Monsieur Han, Hwang Sok-Yong, trad. Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, Zulma, 2017, 144 p.
Yujeong n’a plus de goût pour la vie. En témoignent ses trois tentatives de suicide. La jeune femme de bonne famille se drape de cynisme et d’amertume. Sa tante Monica, religieuse au cœur débordant, veut brasser sa nièce, lui montrer qu’elle n’a pas l’apanage de la souffrance. Elle la traîne à la maison d’arrêt de Séoul pour lui présenter Yunsu, un condamné à mort. Au fil de leurs rencontres, ces deux âmes brisées se racontent, se dépouillent de leurs pelures d’apparat.
J’ai fermé le roman de Gong Ji-young aveuglée, comme si un rayon de soleil venait de me frapper direct dans l’oeil. C’est que la lumière qui en émane étouffe la noirceur du roman. Les chapitres alternent entre le présent de Yujeong et les notes du cahier écrit par Yunsu, permettant d’apprivoiser les personnages et de s’y attacher très fort. La vie de Yunsu m’a cassé le cœur. À moins d’avoir une roche au creux de la poitrine, l’attachement de cet homme pour son petit frère aveugle rempli les yeux d’eau. J’ai ravalé mon agacement envers Yujeong en découvrant ce qui l’a amené à être comme elle est. J’ai fermé le roman un peu étourdie et remplie de gratitude. J’aime ces romans qui me bousculent et décollent des pensées bien adhérées. Celui-là était de cette trempe.
Je veux dire, le sens d’un acte naît avant même que l’acte se produise. Imaginons que je frappe quelqu’un avec un couteau mais que le hasard fasse que je coupe la corde qu’il a autour du cou et qu’il soit libéré, ou que j’essaie de couper la corde qu’il a autour du cou mais que par malchance je lui tranche le cou… Ce sont deux intentions complètement opposées, mais dans le premier cas j’aurai une médaille, et dans le deuxième je serai condamnée. Car le monde ne juge que sur les actes. On ne peut montrer ses pensées à personne et personne ne peut les observer non plus. Crime e châtiment, est-ce si juste? C’est toujours l’acte qui détermine la vérité, alors que c’est plutôt à la vérité qu’à l’acte qu’on devrait porter attention…
Nos jours heureux, Gong Ji-young, trad. Choi Kyungran et Isabelle Boudon, Picquier, 2016, 368 p.
Séoul, de nos jours. Elle est veuve et a la soixantaine passée. Elle travaille comme aide-soignante dans une maison de retraite. Elle est surtout mère. Green, son unique fille, lui donne du fil à retordre. Malgré ses bonnes études, Green n’a pas d’emploi stable. Pire encore, elle milite à ses risques et périls contre l’homophobie. Mais qu’est-ce qu’elle attend pour se trouver un bon parti et former une famille? Le jour où Green demande à sa mère de l’héberger avec sa blonde Lane parce qu’elles n’arrivent plus à payer le loyer, maman est forcée de mettre ses réticences de côté, sous peine de perdre le lien qui l’unit à sa fille. La vie a trois se déroule sur fond d’évitement et de malaise. Au fil des jours, un apprivoisement se profile. Il faut dire que la copine de Green est plus qu’adorable.
Le premier roman de Kim Hye-Jin a de beaux atouts. Par la voix de la mère, le poids des traditions se heurte à la modernité et aux idéaux de la jeune génération. Le roman s’échafaude autour des relations mère-fille, de la précarité, de la solitude, de la vieillesse, de l’homosexualité. Mais au-delà de ces enjeux, c’est le personnage de la mère qui, pour moi, sort son épingle du jeu. Son esprit corseté la rend insupportable. En revanche, son attachement pour la vieille femme atteinte d’Alzheimer dont elle s’occupe à la maison de retraite la gorge d’une grande humanité. Pour moi, elle porte à elle seule le roman sur ses épaules.
Le mieux c’est d’accepter les choses comme elles sont, bon gré mal gré. D’ailleurs mon moi actuel est constitué de ces choses que j’ai choisies et qui sont devenues miennes. Seulement, ça, la plupart des gens le comprennent trop tard. Chacun perd un temps précieux à guetter et à chercher, le cou tendu, dans le passé et l’avenir qui n’ont rien à voir avec le présent. C’est peut-être le genre de regret qui échoit aux vieilles personnes qui n’ont plus si longtemps à vivre.
À propos de ma fille, Kim Hye-Jin, trad. Pierre Bisiou et Kyungran Choi, Gallimard, 2022, 176 p.
À trente-trois ans, Shizuku va mourir. Le cancer la ronge de plus en plus. Elle décide de tout quitter et d’aller finir sa vie à la Maison du Lion, sur l’île aux citrons, au Japon. Cette maison de fin de vie coupée du monde accueille des mourants pour leurs derniers jours. Madonna, la responsable des lieux, sort les grands plats afin que ses pensionnaires finissent leur vie en toute quiétude. C’est ainsi que Shizuku, avec la chienne Rokka sur les talons, passera de doux moments avant le grand départ.
Vivre le moment présent, savourer chaque instant qui passe. L’art de mourir en célébrant la vie. C’est beau, tout ça. La sérénité de ce roman au grand cœur ne peut que réconforter. Mais voilà: l’excès de bons sentiments m’a occasionné une petite indigestion. Je crois bien être la seule à avoir trouvé ce roman un peu trop sirupeux…
Puis j’ai été frappé par la pensée que le bonheur, c’était d’avoir la certitude qu’il allait toujours y avoir un lendemain. C’était une chance inouïe que de pouvoir vivre chaque jour sans y penser. Le bonheur, c’était de couler des jours ordinaires, à se plaindre juste un peu, sans se rendre compte que l’on était heureux.
Le goûter du lion, Ogawa Ito, trad. Déborah Pierret-Watanabe, Picquier, 2022, 272 p.
Si ce n’est quelques rares incursions aux impacts variables, je connais très mal la littérature asiatique. L’histoire de «Mr Han» pourrait fort bien me plaire et tu parais si bouleversée par «Nos jours heureux» que j’ai bien envie d’aller y jeter un œil. Les deux autres me tentent bien moins, d’autant que «À propos de ma fille» me semble une version lesbienne de la BD gay coréenne «Changement de saison» que j’ai lue en décembre.
Tentations pour tentation, et selon tes intérêts, tu fais le bon choix. Surtout pour «Nos jours heureux», que je recommande à tous. Quant à « Mr Han », l’impression la plus forte qu’il m’ait laissée, c’est que les gens qui nous entoure ont une Histoire derrière leur apparence. Ça semble une grosse évidence, mais elle est souvent mise de côté pour ne s’arrêter qu’aux faits du présent. Et, à cet effet, l’Histoire de monsieur Han est d’une richesse insoupçonnée.
Outre le parent bloqué devant l’homosexualité de son enfant qui le rapproche de la thématique de «Changement de saison» – lu cet automne grâce à toi -, «À propos de ma fille» ratisse plus large, mais a moyennement de chances de te plaire. Ainsi donc, oui, tu fais le bon choix!
De Gong Ji-Young j’avais adoré Les enfants du silence, je me note celui-ci !
Du coup, à mon tour de noter! «Les enfants du silence» rejoignent ma courte liste d’envies.
J’ai tourné autour du roman d’Ogawa Ito mais sans l’acheter, je ne suis pas sûre que j’ai envie… Je n’ai lu aucun des autres: si je lis pas mal de littérature japonaises (avec des hauts et des bas), je n’ai finalement que peu abordé la littérature coréenne… Il y a de grandes chances que ça change dans les prochains mois. Et pour le moment je suis dans une phase sino-malaise-singapourienne.
Il y a une chose, dans le roman d’Ogawa Ito, qui pourrait grandement t’intéresser: le rôle joué par la nourriture et les rituels qui l’entourent. Pour en rajouter, le roman de Gong Ji-Young te plairait beaucoup, j’en suis presque certaine, pour sa profondeur et sa richesse.
Quant à ta phase sino-malaise-singapourienne, tu as un roman (traduit en français svp) en particulier à me recommander?
Je vais regarder de plus près ces livres-là !
En français, il y a les romans de Tash Aw (je viens d’en finir un) et de Tan Twan Eng (ses deux romans sont déjà commentés sur mon blog), je regarderai s’il y en a d’autres.
Merci! Je vais investiguer de ce côté et je file sur ton blogue.
Il y a beaucoup à découvrir parmi la littérature asiatique… J’ai Le vieux jardin à lire, par l’auteur de Mr Han, il semble très apprécié aussi. Et le roman d’Ito Ogawa, pourquoi pas, si je le trouve en médiathèque.
La littérature asiatique me semble un puits sans fond. Après cette première incursion, j’ai bien envie de poursuivre. Après avoir lu le résumé du «Vieux jardin», c’est décidé, il me le faut aussi!
Comme tu le sais, je note les romans Coréens – je comprends le débordement des bons sentiments, j’avais eu la même sensation avec le roman sur les lépreux au Japon (le titre m’échappe..)
sinon Nos jours Heureux, est superbe ! l’idée est magnifique, je dois encore écrire la revue. Je l’ai lu avant Noël .. maintenant je veux lire celui dont on a parlé hier 😉
Excellent!
De mon côté, je suis accro à My Mister. J’en ai de gros cernes tellement ça me fait coucher tard! J’ai aussi regardé, car facilement accessible, le film Parasite. Tu l’as vu? Exceptionnel! Bref, la Corée du sud est omniprésente ici et chez toi!
Comme Mes échappées livresques, j’ai beaucoup aimé Les enfants du silence, et puis… ton enthousiasme, quoi ! Bref je note illico Nos jours heureux. Concernant Ito Ogawa, j’ai lu La papeterie Tsubaki, dont j’ai beaucoup apprécié la délicatesse. Mais je ne suis pas sûre de relire cette auteure…
Je vais définitivement lire Les enfants du silence. S’il a la même intensité que Nos jours heureux, ce sera excellent!
Quant à Ito Ogawa, je vois ses romans partout, dont La papeterie Tsubaki. Elle semble très populaire, et donc appréciée. Pourquoi ne la relierais-tu pas, si tu avais apprécié ta lecture?
Ah, et je viens de publier un billet sur Amour, Colère et Folie, noté chez toi… une belle découverte.
Je file de ce pas lire ton billet et découvrir avec quel oeil tu l’as lu.